Opposés aux pratiques commerciales et environnementales des grands semenciers, des paysans français réclament le droit d’échanger et de reproduire librement des variétés de plantes anciennes. Avec ces semences "libres", ils refusent le régime de propriété intellectuelle sur les graines et disent oeuvrer pour la biodiversité. Mais la législation française en matière de semences, très stricte, limite considérablement leurs pratiques. Pour influencer le législateur, ces paysans se sont organisés en réseau. Ils ont présenté leurs méthodes de résistance et leurs revendications le jeudi 13 novembre 2003, au cours du séminaire "OGM, brevets, monopoles sur les semences" dans le cadre du Forum social européen, auquel ont assisté 500 personnes.
"La semence paysanne est menacée lorsque l’agriculture industrielle réduit la diversité et le nombre de paysans et remplace les variétés de pays par des variétés homogènes et stables". Cette citation est extraite de la Déclaration d’Auzeville pour les semences paysannes et les droits des paysans, un texte issu d’une rencontre entre ONG (Nature et progrès...), syndicats (Confédération paysanne...) et producteurs qui s’est déroulée les 27 et 28 février dernier. 350 personnes ont alors mis sur pied un Réseau des semences paysannes, fondé sur le modèle des réseaux déjà en place au Brésil, en Inde ou en Italie.
"Brimer les lois de la vie"
L’ennemi du réseau est clairement identifié : le lobby semencier qui "tente d’imposer des variétés hybrides non reproductibles, bientôt des variétés OGM, et des droits de propriété intellectuelle privée". Des politiques industrielles contraires aux pratiques traditionnelles des paysans, qui ressèment leurs récoltes. La logique du réseau est inverse : il entend promouvoir l’échange des connaissances paysannes et encourager les trocs de graines et de plants pour sauvegarder des espèces en voie de disparition.
Mais de telles pratiques enfreignent les réglementations qui encadrent sévèrement la production et le commerce des semences.
"On ne cherche pas l’illégalité à tout prix, explique François Delmond, qui dirige une petite entreprise de semences potagères bio, Germinance, dans le Maine-et-Loire. Mais nous y sommes parfois obligés car les professionnels français du secteur font tout pour que les règlements ne bougent pas."
Le très officiel "catalogue des semences autorisées à l’échange" fait particulièrement bouillir les hérauts du cru. Seules peuvent être vendues les variétés qui figurent dans ce registre, tenu par des organismes affiliés au ministère de l’Agriculture (notamment le Centre technique permanent des semences où siègent les principaux semenciers, dont Limagrain, premier producteur européen).
Or, les procédures d’inscription au catalogue sont très strictes : la semence doit respecter les critères DHS (distincte, homogène, stable). Pour François Delmond, l’obligation de répondre à ces conditions créé un "moule" qui brime les "lois de la vie".
Guy Kastler, agriculteur membre de Nature et progrès, renchérit : "Stable, ça veut dire que la plante ne peut plus s’adapter au terroir. C’est le terroir qui doit s’adapter à la variété, à coup d’engrais et de pesticides."
De plus, l’enregistrement au catalogue est coûteux pour les petits producteurs : 1500 euros, puis un forfait annuel. En 1999, un nouveau registre pour les "variétés anciennes des jardiniers" a bien été lancé, avec des droits d’inscription moins chers (220 euros). Mais c’était encore trop élevé pour les petites sociétés.... "Notre entreprise, Terre de semences, avait alors 1400 variétés non répertoriées au catalogue", raconte Jean-Marc Guillet. "Il était financièrement impossible de les inscrire toutes."
Un grain pour enrayer la machine
Cette entreprise d’Alès, spécialisée dans les fruits et les légumes, boycotte le principe même du catalogue : pourquoi devrait-elle payer pour un service qu’elle rend à la communauté, à savoir la préservation du patrimoine génétique ? Elle revendique ainsi la production de 600 semences de tomates différentes, contre 60 inscrites au catalogue. Pour ne pas prêter le flanc à la répression des fraudes, Terre de semences a changé de statut et de nom : aujourd’hui, elle existe sous forme associative. Rebaptisée "Kokopelli", elle fait parrainer des variétés rares de courges ou de tomates par des particuliers, envoie des semences aux paysans du Sud et dissémine des associations soeurs au-delà des frontières françaises.
Kokopelli continue toutefois à vendre ses semences sur les marchés spécialisés du pays, la répression des fraudes s’avèrant assez tolérante en matière de fruits et légumes. Elle l’est beaucoup moins pour les semences à "certifications obligatoires" (céréales, par exemple), utilisées dans les grandes cultures, ainsi que pour les plantes particulièrement sujettes à des maladies (ceps de vigne, ...) ou pouvant présenter des risques sanitaires (comme les plantes médicinales).
Son action étant politique, le réseau de semences paysanne réclame la transposition, en droit national, d’une directive européenne de 1998. Elle permettrait d’assouplir les conditions d’inscription au catalogue notamment pour des "variétés adaptés à des habitats spécifiques et menacées d’érosion génétique". D’autre part un catalogue de "conservation" pourrait voir le jour.
Reste que certains pays européens (Italie, Allemagne) sont beaucoup plus coulants que la France, la Hollande ou la Grande-Bretagne, où le poids des semenciers est déterminant. La France est ainsi premier producteur européen de semences et troisième exportateur mondial ; le chiffre d’affaires du secteur est de 1825 millions d’euros pour l’année 2001/2002, selon le Groupe national interprofessionnel des semences, le GNIS.
Le secteur est par ailleurs très concentré à l’échelle mondiale : 10 firmes (dont Monsanto, Syngenta...) produisent 90 % des semences proposées à la vente. Ce sont elles qui prêchent pour l’extension des OGM. Le 13 novembre, lors d’un séminaire du Forum social européen sur la question, Guy Kastler a rappelé que si leur progression semblait stoppée dans l’Union européenne, des paysans d’Europe de l’Est ou d’Afrique cultivaient des OGM sans le savoir. Selon lui, face à la "pollution génétique" en cours, les semences paysannes sont le seul grain de sable capable d’enrayer la machine.