On lui reproche d’avoir publié, pour mieux les dénoncer, des citations antisémites
Pour avoir mis en ligne des citations extraites de messages postés sur des listes de diffusion par un antisémite notoire, Yann D. est poursuivi en justice pour "diffamation, injure et provocation à la haine, à la discrimination et à la violence envers un groupe de personnes d’origine juive". Internaute pugnace et un brin provocateur, Yann D. aurait été dénoncé par des proches de l’auteur des textes antisémites qu’il comptait justement dénoncer en publiant cette compilation de propos orduriers. L’affaire relance la question de la liberté d’expression : peut-on, ou non, citer des propos répréhensibles dès lors qu’on cherche à les dénoncer ?
Yann D. fait partie d’un groupe d’internautes adeptes du forum de discussion fr.misc.engueulades (fme). Ce forum sert tout autant de défouloir que de réceptacle vers lequel sont renvoyés les internautes qui dépassent les bornes. Ces excités peuvent alors s’exprimer en toute liberté, sans gêner les autres utilisateurs des forums.
En septembre 2002 apparaît sur fme un certain Gaby-ee, pseudonyme d’un internaute bien connu des utilisateurs du groupe de discussion fr.soc.politique, où, depuis novembre 2000, il poste force messages à connotation antisémite.
Comme cela arrive parfois, l’"engueulade" prend un tour plutôt violent. Yann D., qui d’ordinaire publie sous pseudo, se voit menacé de représailles par Gaby-ee qui lui fait comprendre, en publiant ses initiales, son adresse, le lieu où il a fait ses études ainsi que le prénom de sa femme, qu’il l’a "localisé".
Un "best of" de propos antisémites
Le 20 septembre 2002, Yann commence à mettre en ligne sur l’un de ses sites web des extraits de la prose de son "corbeau", invitant ses proches à lui transmettre des citations glanées sur le passage de Gaby-ee. "On a récupéré des morceaux de ce qu’il a dit et on a rajouté des commentaires pour le ridiculiser", explique aujourd’hui Yann D.
Fin 2002, Gaby-ee est identifié par plusieurs internautes connus pour leur combat anti-raciste. Derrière le pseudo se cacherait un individu par ailleurs responsable d’un site web faisant la promotion d’un "Plan Marketing à paliers multiples", en fait une escroquerie bien connue sous le nom de vente "en boule de neige" ou "pyramidale".
Une fois démasqué, Gaby-ee disparaît brusquement de la circulation. Selon Yann D., il réapparaît une dernière fois début janvier 2003, occasionnant une dernière mise à jour de sa collection de citations antisémites, forte de plus de 860 entrées.
Fin février 2003, Yann D. rend publique l’existence de cette compilation, qu’il publie sur un site ironiquement intitulé La secte.
La compilation est d’ordinaire accessible via une page intitulée "Nuisibles", sur laquelle il est précisé que "la secte et ses membres dénoncent et condamnent le racisme et l’antisémitisme".
Une dénonciation anonyme
Début mai, une lettre anonyme de dénonciation est envoyée à la police, et à deux associations de défense des libertés, la Licra (Ligue Internationale contre
le Racisme et l’antisémitisme) et le Mrap (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples).
S’appuyant sur 11 des 860 citations de Gaby-ee collectées par Yann D., le document accuse le responsable du site d’antisémitisme.
En septembre, Yann D. est convoqué par la police. Il n’a aucun mal à convaincre de sa bonne foi et du fait qu’il n’est pas l’auteur de ces propos, mis en ligne pour, précisément, dénoncer les dérives de leur auteur.
Le 23 octobre, la procureure en charge du dossier décide néanmoins, sur la base des 11 citations relevées dans la lettre anonyme, de le poursuivre pour "diffamation, injure et provocation à la haine, à la discrimination et à la violence envers un groupe de personnes d’origine juive à raison de leur appartenance ou leur non appartenance à une race, une ethnie, une nation, une religion".
Le fait est d’autant plus troublant que Gaby-ee, lui, a vu toutes les plaintes déposées à son encontre classées sans suite, faute, semble-t-il, d’avoir pu être formellement identifié par la police.
A l’instar de nombreux autres racistes et antisémites, Gaby-ee avait en effet recours à des techniques d’anonymisation qui ont rendu d’autant plus difficile son identification par la police. Yann D., de son côté, bien qu’usant d’un pseudonyme, ne cherchait pas à se cacher : il était très facilement identifiable.
Pour Yann et ses amis, qui luttent depuis des années contre les racistes qui sévissent sur les forums de discussion, c’est pousser le bouchon un peu trop loin. "Pourquoi les plaintes contre les antiracistes sont-elles instruites, et pas celles contre les racistes ?", interroge l’un de ces internautes.
Le caractère anonyme de la dénonciation subie par Yann D. est lui aussi sujet à caution. Les proches de Yann D. avancent que la plainte émane en fait probablement de comparses de Gaby-ee, qui chercheraient à se venger de leurs contradicteurs.
La liberté d’expression en question
Peut-on, ou non, citer des propos racistes dès lors qu’on cherche précisément à les dénoncer ? Ce genre de dilemme avait déjà été jugé à l’occasion de la série de procès intentés, depuis 1997, par des associations antiracistes à l’encontre de l’artiste Jean-Louis Costes. Elles lui reprochaient le caractère raciste des paroles de certaines de ses chansons, mises en ligne sur son site web.
En 2000, le tribunal correctionnel de Paris avait jugé que, si Costes n’était pas raciste, ses chansons l’étaient. Les juges considéraient par ailleurs que toute publication illicite sur l’internet était "imprescriptible". En 2001, la cour de cassation avait cassé sa condamnation à 50 000 FF d’amende (avec sursis), en replaçant la prescription sur l’internet dans le droit commun.
Costes devrait être rejugé, pour la cinquième fois, mi-décembre. La date du procès de Yann D. sera quant à elle fixée le 2 décembre prochain.