Par courrier, Nicolas Sarkozy invite 5,1 millions de personnes à s’inscrire sur les listes électorales
"Elise", une lettre surprenante envoyée aux "nouveaux voisins" de la Poste, via un prestataire
Le ministère de l’Intérieur a loué le fichier de la Poste recensant les personnes ayant déménagé ces 18 derniers mois, et confié à un prestataire privé, Inforsud Editique, le soin de les contacter. L’opération, intitulée "Elise" (pour "Envoyez une Lettre pour vous Inscrire Sur les listes Electorales"), vise 5,1 millions de personnes, mineurs et étrangers compris. Tous sont enjoints à faire parvenir à Inforsud la copie d’une pièce d’identité afin qu’ils puissent s’inscrire, par correspondance, sur les listes électorales. Faute d’avoir été accompagnée d’une campagne de communication spécifique, cette opération d’ampleur soulève d’ores et déjà quelques inquiétudes dans l’opinion.
Jusqu’en 2002, pour s’inscrire sur les listes électorales par correspondance, il fallait montrer patte blanche. Les candidats devaient faire parvenir à leur mairie une lettre recommandée avec accusé de réception démontrant leur incapacité à se déplacer.
Déménagez, vous êtes fichés
Une modification du code électoral, effectuée en septembre 2002, stipule désormais que "les demandes d’inscription des électeurs sont déposées dans les mairies", autorisant les inscriptions par le biais de tiers ou par correspondance.
Ceci permet aujourd’hui au ministère de l’Intérieur de se lancer dans une vaste opération visant à "simplifier les démarches administratives et encourager le civisme des citoyens".
Lancée à la mi-octobre, l’opération Elise (pour "Envoyez une Lettre pour vous Inscrire Sur les listes Electorales") vise toutes les personnes qui, ayant déménagé au cours des 18 derniers mois, ont demandé à La Poste de faire suivre leur courrier.
A condition d’avoir accepté que leur nouvelle adresse soit communiquée à des tiers, ces personnes reçoivent alors une lettre nominative signée de la main de Nicolas Sarkozy.
Simplification administrative
Dans la lettre, on peut lire : "Vous avez récemment déménagé et vous avez signalé votre changement d’adresse à la Poste. Mais avez-vous pensé à vous inscrire sur les listes électorales ? (...) Jusqu’à présent, cette démarche nécessitait de vous déplacer en mairie. Pour faciliter votre inscription sur la liste électorale, vous pouvez en faire la demande par courrier."
Les destinataires sont invités à remplir un formulaire précisant leurs nom (et nom de jeune fille au besoin), prénom, date et lieu de naissance. Ils doivent y joindre les photocopies d’un titre d’identité et d’un justificatif de domicile, signer une attestation sur l’honneur et envoyer le tout, par enveloppe dispensée d’affranchissement, à une société privée de routage, Inforsud Editique.
L’opération "Elise" vise 5,1 millions de personnes. Envoyés par vagues depuis la fin octobre, les derniers courriers devraient être acheminés d’ici à la fin de cette semaine.
D’après Etienne Stoskopf, directeur adjoint au chef du bureau des élections du ministère de l’Intérieur, quelque 200 000 retours de courriers auraient déjà été enregistrés.
Malgré son ampleur, l’opération n’a cependant fait l’objet, pour l’instant, d’aucune campagne de communication à l’intention du public.
Etonnement, inquiétudes, "scandale"...
Interrogé par Transfert, Etienne Stoskopf avance que le cabinet du ministre préfère attendre les premières réactions avant de décider s’il d’annonce officiellement le lancement de l’opération Elise.
A ce jour, seuls les maires ont été informés de cette opération, au travers d’une circulaire en date du 21 octobre dernier que les préfets devaient leur faire parvenir.
Marjolaine Rauze, maire PCF de Morsang-sur-Orge et conseillère générale de l’Essonne, se plaint d’avoir reçu cette circulaire 48 heures après avoir été alertée par plusieurs habitants de la ville, inquiets.
Un certain nombre de particuliers ont, de même, fait part à Transfert de leur étonnement d’avoir reçu un courrier nominatif signé de Nicolas Sarkozy, parfois en plusieurs exemplaires.
D’autres s’avouent surpris par le fait que ce formulaire soit également expédié à des étrangers, quand bien même ils n’ont pas le droit de voter -à l’exception des citoyens européens, eux aussi visés par Elise, en raison des prochaines élections européennes.
Le fait d’avoir à renvoyer à un prestataire privé ses papiers d’identité soulève, lui aussi, quelques questions, d’autant qu’il n’est nullement fait mention, au destinataire, de ses droits en matière d’informatique et de libertés.
Pour Marjolaine Rauze, l’opération Elise est "scandaleuse". Inquiète qu’il y ait "une information systématique en direction du ministère (...) des services de La Poste", la maire a demandé des explications à Nicolas Sarkozy.
Quid des mineurs et des étrangers ?
Contacté par Transfert, le ministère de l’Intérieur nous a fait parvenir une réponse, qui reprend en partie les arguments avancés dans un dossier mis en ligne sur son site le 7 novembre dernier.
On y apprend qu’"afin de donner un relief particulier à la campagne d’inscription sur les listes électorales", le ministère de l’intérieur a loué le fichier "Nouveaux Voisins", commercialisé par Mediapost, la filiale marketing direct de la Poste.
En octobre 2002, la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) a autorisé la Poste à commercialiser ce fichier, qui recense les personnes ayant demandé à faire suivre leur courrier suite à leur déménagement, "sous réserve qu’elle ne procède pas à son enrichissement en utilisant les fichiers d’autres sociétés ni ne communique les noms des personnes s’y étant expressément opposées".
Pour justifier les envois multiples du même courrier au même foyer, le ministère s’explique : "Ni La Poste ni le ministère de l’intérieur n’ont le droit de recouper les fichiers pour n’envoyer ces courriers qu’aux majeurs de 18 ans et de nationalité française (...). Il a été envoyé autant d’exemplaires qu’il y a de personnes dont le courrier fait l’objet d’un suivi".
En d’autres termes, le ministère de l’Intérieur était dans l’impossiblité d’empêcher l’envoi du courrier en plusieurs exemplaires dans les foyers comptant des mineurs. De même, il lui était impossible de ne pas envoyer la lettre aux étrangers qui n’ont pas le droit de voter.
Si la lettre Elise n’informe pas ses destinataires des droits qui leur sont conférés en vertu de la loi informatique et libertés, le dossier publié sur le site du ministère précise toutefois qu’"à aucun moment le ministère de l’Intérieur n’a eu accès aux données du fichier".
Il avance également que la Cnil a été informée de l’opération et que les personnes visées peuvent exercer leur droit d’accès et de rectification des informations contenues dans le fichier, auprès de la Poste.
Le prestataire Inforsud serait, lui, soumis "à une clause de confidentialité qui lui interdit de faire usage de ce fichier pour une autre opération".
4 millions d’euros de budget
Deux autres points, eux aussi sujets à caution, ne sont mentionnés ni dans la lettre ni sur le site. Les documents nominatifs - formulaire, attestation sur l’honneur et photocopies des pièces et justificatifs d’identité - doivent ainsi être renvoyés, non pas aux mairies concernées, mais à Inforsud Editique, elle-même chargée de faire suivre le courrier, et de traiter ceux qui n’auraient pas été correctement adressés.
Pour que l’opération bénéficie des enveloppes T permettant d’acheminer gratuitement le courrier, le plus simple était en effet, selon Etienne Stoskopf, de centraliser l’opération auprès d’un seul prestataire. Renvoyer directement le courrier aux mairies aurait nécessité l’obtention, auprès de la Poste, d’une autorisation par municipalité.
Enfin, un dernier détail a surpris les destinataires d’Elise : le courrier liste un certain nombre de pièces d’identité à faire parvenir à Inforsud, mais la majeure partie d’entre elles sont raturées (permis de conduire, carte d’identité de fonctionnaire, livret de famille, carte de combattant, titre de réduction de la SNCF non périmé, permis de chasser).
"Une erreur au niveau de l’impression des premiers formulaires", justifie encore Etienne Stoskopf, qui précise que s’il avait fallu tout réimprimer, l’opération aurait dès lors été retardée. L’inscription sur les listes électorales étant réservée aux Français et ressortissants de l’Union européenne, seuls la carte d’identité et le passeport sont en fait valables.
Transfert n’a pu connaître le coût de la location du fichier "Nouveaux voisins" de la Poste. Selon le ministère, le budget alloué à Inforsud pour l’opération Elise serait de 4 millions d’euros environ.