L’énergie atomique d’après-demain attendue comme une "panacée", surpuissante et peu risquée
Le site européen candidat pour accueillir le premier réacteur expérimental de fusion thermonucléaire devrait être désigné le 27 novembre prochain par le Conseil européen des ministres. Deux sites sont en lice : Vandellòs pour l’Espagne et Cadarache (Bouches-du-Rhône) pour le Commissariat français à l’énergie atomique (CEA). Le vainqueur sera confronté courant 2004 aux projets du Japon , à Rokkasho-Mura, et du Canada (bien que ce dernier semble désormais hors course)
. Le programme ITER (pour "réacteur thermonucléaire expérimental international", en v.f.) associe pour la première fois les principales nations industrielles dans une recherche jugée décisive pour leur avenir énergétique. Il s’agit de tenter de maîtriser la fusion des atomes, que de nombreux physiciens présentent comme une "panacée énergétique" susceptible de répondre "durablement" aux besoins toujours croissants de la planète en électricité. Début du chantier en 2005. Horizon d’une possible mise en oeuvre industrielle : entre 2020 et 2060.
L’intérieur du Jet, le système de fusion le plus puissant aujourd’hui. A droite, une image infrarouge du plasma (DR)
Iter (le "chemin" en latin) est le fruit d’une démarche commune lancée en 1987 par trois chefs d’Etats : Reagan, Mitterrand et Gorbatchev. La construction du réacteur d’Iter devra démontrer que les techniques de contrôle de la fusion thermonucléaire développées depuis la fin de la seconde guerre mondiale sont mûres pour une exploitation industrielle. Cette expérience inédite devrait permettre de concevoir des centrales électriques atomiques civiles fondées sur le même phénomène physique que la bombe "H" : la surpuissante énergie dégagée par la fusion de noyaux d’atomes d’hydrogène. Une perspective jugée vraisemblable d’ici 2020 à 2060, selon les scenarii plus ou moins optimistes qui circulent au sein des administrations et des groupes industriels partenaires d’Iter.
Un projet international sans précédent
Placé sous l’égide de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), Iter réunit l’Union européenne, les Etats-Unis, la Russie, le Japon, le Canada, l’Inde, la Chine et la Corée parmi ses membres principaux. Le chantier du futur réacteur expérimental de fusion est prévu pour démarrer début 2005. Sa construction devrait durer entre huit et dix ans et son exploitation une vingtaine d’années (ce qui nous mène en 2035). Le chantier du réacteur devrait coûter 4,7 milliards d’euros, autant que son budget de fonctionnement sur deux décennies, soit un total de 9,4 milliards d’euros.
La fusion des noyaux d’hydrogène - le plus léger des atomes - est la principale source énergétique de l’univers, à l’origine de pratiquement toute la matière qui nous entoure et nous constitue. La fusion est l’énergie des étoiles. Dans les régions les plus profondes des astres, la force de gravité est si grande qu’elle est capable de "compacter" la matière : les noyaux d’hydrogène fusionnent pour former des noyaux d’hélium, les noyaux d’hélium donnent des noyaux de carbone, et ainsi de suite jusqu’aux atomes des métaux les plus lourds. Sur Terre, la fusion ne peut avoir lieu dans des conditions naturelles, parce que la force de gravité y est trop faible.
La fusion nucléaire artificielle a d’abord été développée à des fins militaires. La première bombe "H" (pour hydrogène) fut testée par les Etats-Unis en novembre 1952 dans le Pacifique. Depuis, des milliers d’ingénieurs atomistes cherchent à réussir, dans le domaine pacifique de la production électrique, l’équivalent du passage de la bombe "A" à fission (celle d’Hiroshima) à la bombe à "H".
Les physiciens considèrent l’énergie de fusion comme potentiellement plus propre, moins dangereuse et beaucoup plus puissante que la fission des atomes lourds d’uranium ou de plutonium utilisée par les réacteurs nucléaires d’aujourd’hui.
Le système de fusion par confinement magnétique du Jet britannique a une puissance de 5 millions d’ampères. Iter sera trois fois plus puissant (DR)
50 à 100 millions de degrés
Dans une réaction de fusion nucléaire, les noyaux d’hydrogène qui doivent réagir entre eux portent chacun une charge positive : ils se repoussent. Cette force de répulsion doit être surmontée pour que l’énergie de fusion puisse être libérée. Les militaires y parviennent en utilisant une bombe "A" comme "détonateur" à l’intérieur de leurs bombes "H". Impossible de recourir à cette solution à des fins civiles : la réaction en chaîne de fusion doit alors être à la fois maîtrisée et confinée. D’où le demi-siècle de retard pris par les ingénieurs civils sur les généraux.
La répulsion des noyaux est vaincue lorsque le gaz d’hydrogène est suffisamment chaud pour former un "plasma" : un mélange électriquement neutre de noyaux chargés positivement et d’électrons libres chargés négativement. Un plasma ayant une température suffisante pour permettre la fusion (entre 50 et 100 millions de degrés) ne peut être confiné dans des matériaux classiques, qui seraient immédiatement détruits par la chaleur.
Pour réussir le confinement, on utilise un champ magnétique. Le problème central, et non résolu, consiste à chauffer le plasma et à le confiner dans un champ magnétique approprié pendant un temps assez long pour permettre la libération de plus d’énergie qu’il n’en faut pour chauffer et confiner le gaz. Un seuil critique que le projet Iter est censé permettre d’atteindre.
La technique la plus prometteuse pour parvenir à la maîtrise du plasma a été inventée au début des années 1960 par le célèbre physicien dissident russe Andrei Sakharov. La fusion par confinement utilise une chambre circulaire parcourue par un champ magnétique en forme de "tore", une forme géométrique qui rappelle à un pneu tordu et un peu froissé.
Depuis les innovations de Sakharov, la fusion civile a fait d’énormes progrès. Jean Jacquinot, directeur du programme de recherche du CEA à Cadarache, explique : "Nous connaissons précisément la taille décisive à partir de laquelle la chambre de confinement permettra de produire plus d’énergie qu’il ne lui en faut pour fonctionner. Dans les années soixante, les premiers tores étaient 10 000 fois trop peu puissants. Les meilleurs d’aujourd’hui sont encore 5 fois trop justes."
95 % de chances de franchir le " break even "
L’installation de fusion expérimentale qui s’approche aujourd’hui le plus du fameux seuil critique est le Jet (Joint European Torus), en Grande-Bretagne. Lancé en 1978 par Euratom Jet est parvenu à plusieurs reprises depuis 1997 à atteindre l’équilibre, en générant autant d’énergie qu’il n’en absorbe.
D’après le physicien Bertrand Barré, directeur de la "communication scientifique" d’Areva (le groupe français leader mondial de l’industrie électronucléaire), "la recherche sur la fusion est maintenant à un stade charnière. Iter est nécessaire pour valider tout ce que nous avons déjà appris".
Iter sera trop fois plus puissant que le Jet, passant de 5 à 17 millions d’ampères. Jean Jacquinot, qui a dirigé le programme européen de Jet à la fin des années 90, analyse : "Le tore d’Iter bénéficiera d’une taille et d’une puissance électrique suffisante pour vérifier si nous sommes capables de stabiliser le plasma pendant assez longtemps pour aller au-delà du break even du JET ou du Tore Supra de Cadarache."
Iter est conçu pour permettre de produire autant d’électricité qu’un petit réacteur à fission d’uranium classique. Jean Jacquinot dit : "Notre but est de réussir à générer 500 MW par tranches de 10 minutes. " Au total, le réacteur continuera à consommer plus d’électricité qu’il n’en produit. Mais, promet Jacquinot, "il s’agit d’un préalable indispensable pour ouvrir la voie vers la construction de centrales à fusion beaucoup plus puissantes d’ici 15 ou 30 ans." Le directeur de recherche du CEA, qui participe aussi aux négociations internationales sur le futur emplacement d’Iter, précise : "Evidemment, rien n’est jamais acquis d’avance dans une expérience scientifique. Mais j’estime que nous avons 95 % de chances d’arriver à nos fins."
Une " panacée " ?
La plupart des spécialistes de l’atome fondent de grands espoirs dans la fusion nucléaire. L’énergie potentiellement disponible grâce à la fusion des atomes hydrogènes semble presque inépuisable. Ceux qui la développent la présentent comme à la fois moins dangereuse, plus propre et beaucoup plus puissante que la fission de l’uranium utilisée par les réacteurs actuels.
L’enthousiasme n’est pas moindre dans les multiples milieux politiques sympathisants de l’industrie électronucléaire. Au cours d’un plaidoyer en faveur du site de recherche de Vandellòs, situé près de Tarragone, en Catalogne, le Premier ministre espagnol José-Maria Aznar a pu déclarer en septembre dernier : "D’ici un quart de siècle, la fusion pourrait devenir la force directrice d’une incroyable révolution économique."
La fusion nucléaire n’est pas une énergie renouvelable. Elle ouvre cependant un horizon de développement bien plus étendu que les réacteurs à fission. Le "combustible" de la fusion est le deutérium, un isotope de l’hydrogène dont la mer offre des quantités pratiquement infinies à l’échelle des sociétés humaines. Or, d’après le CEA et Areva, les réserves de minerai d’uranium nécessaires à la fission pourraient être épuisées d’ici 40 à 100 ans avec les techniques actuelles (c’est-à-dire sans recours aux surgénérateurs de type Superphénix).
Le principe de la fusion de l’hydrogène serait beaucoup plus sûr que celui de la fission des noyaux atomiques lourds. Le coeur d’un réacteur classique contient assez d’uranium fissile pour entretenir une réaction en chaîne pendant trois ou quatre ans, tandis qu’un tore de fusion doit être alimenté en permanence en combustible neuf.
Jean Jacquinot affirme : "Avec la fusion, le risque de fonte du réacteur (comme à Tchernobyl) n’existe pas. Si un problème quelconque intervient, comme une fuite de deutérium, le plasma se refroidit presque instantanément et la réaction s’arrête d’elle-même. Théoriquement, il n’est même pas indispensable de disposer d’un système de court-circuit."
Une fois utilisé, le combustible de la fusion ne devient pas un déchet radioactif. Débarrassé du problème posé par les très dangereux "actinides" (plutonium, etc.) issus de la fission de l’uranium, l’énergie nucléaire du futur pourrait s’avérer beaucoup plus "propre" que celle d’aujourd’hui.
Seuls resteraient radioactives les infrastructures mises en contact plus ou moins direct avec le plasma de deutérium. Jean Jacquinot se veut rassurant : "Il s’agit d’une radioactivité qui ne restera problématique que pendant un siècle. Rien à voir avec les millions d’années de certains des sous-produits de l’uranium."
Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité (Crii-rad) conteste l’optimisme de Jacquinot. Ce physicien, réputé pour ses charges contre la sincérité du lobby nucléaire en matière de déchets radioactifs, avance : "Les flux neutroniques autour du tore seront colossaux (...) Il est encore trop tôt pour affirmer quoi que ce soit concernant la dangerosité de la fusion. On nous a déjà raconté n’importe quoi sur les risques supposés mineurs de Phénix et de Superphénix. Il faut rester prudent."
Toutefois, le président de la Crii-rad reconnaît que "la fusion peut représenter un avantage énorme par rapport à la situation actuelle du nucléaire."
Ultime promesse du projet Iter : la possibilité d’acquérir une puissance énergétique sans équivalent jusqu’ici. Un nombre encore inconnu de décennies (1, 5, 10 ?) nous sépare de l’utilisation de la fusion nucléaire pour la production électrique. Une exploitation probable, mais non certaine. Loin d’être encore opérationnels, les réacteurs à fusion de première génération pourraient "avoir une puissance égale aux plus gros réacteurs à uranium actuels, soit près de 1,5 gigaWatts", d’après Jean Jacquinot.
Pour échapper à l’épuisement des hydrocarbures
Le directeur de recherche du Tore Supra de Cadarache anticipe : "La sûreté et la puissance intrinsèques de la fusion autorisent à imaginer à terme des réacteurs de 10, 20 ou pourquoi pas 100 gigaWatts." Jacquinot récuse toutefois le terme de "panacée". Il précise : "Sans verser dans la science-fiction, on peut dire que la fusion a de bonne chance de procurer aux mégapoles modernes une source d’énergie plus abondante que tout ce que nous connaissons aujourd’hui."
Parmi les acteurs du programme Iter, nombreux sont ceux qui voient dans la fusion une porte de sortie probable aux menaces de pénurie d’hydrocarbures et de réchauffement climatique. Membres fondateurs d’Iter à la fin des années 80, les Etats-Unis se sont retirés du programme en 1996 pour cause de coupes budgétaires, après l’arrivée d’une majorité républicaine au Congrès. Début 2003, c’est une administration républicaine étroitement liée aux intérêts pétroliers qui a choisi de faire son retour dans Iter...
Les Chinois et les Coréens ont emboîté le pas aux Américains quelques semaines plus tard, au mois de mars dernier. La Chine a beaucoup de charbon, mais peu sinon pas de pétrole. Pourra-t-elle longtemps assumer une croissance économique galopante, en étant de plus en plus dépendante des pétroles russe et arabe, tout en favorisant l’émergence de pollutions encore plus massives qu’aujourd’hui ? Un fonctionnaire français, qui participe aux négociations internationales autour d’Iter, commente : "Pékin ne peut compter que sur un miracle technologique. De plus en plus d’ingénieurs chinois disent espérer que ce miracle, ce sera la fusion."
A paraître sur Transfert.net :
"Les chances de la France pour accueillir Iter"