Le blog du pauvre, un cas à part dans l’univers plutôt nanti de l’édition en ligne
Crystal Evans édite un blog, c’est-à-dire qu’elle raconte sa vie sur un site web, comme des milliers d’autres internautes. Rien d’original à cela. Sauf que cette Bostonienne de 22 ans décrit un quotidien dont on entend rarement parler : faire la queue pendant des heures pour obtenir un lit dans un centre d’accueil de SDF. Dormir malgré le bruit et parfois le danger. Passer la nuit dehors, quand il n’y a plus de place, à trembler de froid et de peur. Se faire cracher dessus par un passant...
Crystal vit sans domicile fixe depuis mars 2003. Homeless et internaute ? Certains lecteurs de son site croient à un canular. D’autres s’indignent : si Crystal a le temps et les moyens intellectuels de tenir un journal en ligne, pourquoi n’a-t-elle ni travail ni logement ?
C’est pour lutter contre ces idées reçues que Crystal a décidé de publier son journal sur l’internet dès mars 2003. Pour rappeler que les SDF correspondent rarement au cliché du clochard alcoolique affalé sur le trottoir. "Les gens perdent leur logement pour toutes sortes de raisons, explique-t-elle, pas seulement à cause de l’alcoolisme ou de la drogue... Parmi les sans-domicile, il y a des enfants, des personnes âgées, des familles, des femmes battues, des handicapés, des personnes ayant des problèmes de santé physique ou mentale. Et même des gens qui ont un travail."
Trois ans d’attente
Sur sa page perso, Crystal a répondu d’avance aux questions inévitables. L’accès à Internet ? Gratuit à la bibliothèque municipale et dans des centres de quartier. Un ami lui a montré comment se servir d’un logiciel de blog, simple et gratuit.
L’origine de la vie actuelle de Crystal ? Un accident de la route en février 2001. Un traumatisme crânien et des séquelles - vertiges, convulsions, troubles neurologiques - qui lui ont fait perdre 9 emplois en 16 mois et l’empêchent encore aujourd’hui de travailler. Le début d’un long cauchemar bureaucratique, avant d’avoir enfin accès à une rééducation et obtenir une allocation d’aide aux handicapés. De quoi se nourrir mais pas de se loger.
Brouillée avec sa famille chrétienne fondamentaliste, Crystal a fini par se rabattre sur les centres d’hébergement de SDF. Les jours de fête, elle dort chez des amis sur un canapé. En attendant que l’Etat du Massachusetts lui octroie une aide au logement suffisante. Mais aux dernières nouvelles, il faudra encore patienter trois ans, tant les listes d’attente sont longues.
La jeune SDF affirme que tenir son blog l’a beaucoup aidée. A reprendre confiance, d’abord, elle qui avait l’habitude d’être "traitée avec mépris par la société, les travailleurs sociaux et les autres sans-abri". Bien qu’elle reçoive régulièrement des e-mails d’insultes, ses lecteurs - entre 600 et 900 selon ses estimations - lui apportent souvent soutien moral et encouragements. Et parfois une aide matérielle, comme cette internaute anglaise qui lui a envoyé des draps neufs et un cadeau d’anniversaire.
Crystal s’est liée d’amitié avec certains de ses lecteurs et en a rencontré physiquement une vingtaine. Son blog relate ses amitiés ainsi que ses activités : bénévolat, séances de rééducation et un atelier d’écriture qu’elle suit dans l’espoir de reprendre un jour ses études.
Un illustre prédécesseur
Crystal n’est pas la première SDF à publier un blog. Depuis août 2002, le site thehomelessguy.net donne un aperçu de la vie de Kevin Barbieux, 42 ans. Cet homme divorcé, père de deux enfants, est sans-abri par intermittence depuis une vingtaine d’années. Il reconnaît "n’avoir jamais réussi à s’intégrer à la société". Et évoque en filigrane de graves problèmes de dépression et de phobie sociale.
Depuis la bibliothèque de Nashville, dans le Tennessee, il raconte les brimades subies dans les centres d’hébergement. Et les agressions parfois mortelles dont sont victimes les SDF qui dorment dans la rue. Il dénonce les politiques des pouvoirs publics américains face au problème des sans-abri, politiques à son avis "plus punitives qu’utiles". Autodidacte, il tient sur son site la liste de ses dernières lectures. Un SDF qui lit Jung et Virginia Woolf : là encore, la réalité bouscule les stéréotypes et en choque plus d’un.
A l’automne 2002, des articles dans la presse américaine et internationale ont fait du homeless de Nashville une célébrité du net. Grâce à la générosité d’internautes, il a pu loger pendant plusieurs mois dans un motel. Un an plus tard, il est à nouveau SDF. Il travaille à mi-temps mais ne gagne pas de quoi se loger. Il essaie régulièrement "de trouver un moyen de vivre comme les gens ’normaux’, mais cela échoue toujours pour une raison ou une autre".
Aumône en ligne
Kevin Barbieux apprécie beaucoup le soutien de ses lecteurs. Mais il se dit très blessé par les commentaires négatifs qu’il reçoit par e-mail, l’accusant de "ne pas vouloir s’en sortir" ou de vivre aux crochets de la société. A tel point qu’il a décidé à la mi-octobre de ne plus aborder de "questions personnelles". Le fait qu’il accepte sur son site les dons d’argent (au moyen du système de paiement PayPal n’en finit pas de susciter des critiques. Un grand nombre de blogs américains ont pourtant recours à cette pratique des "tip jars" (littéralement "pots à pourboire").
Il existe d’autres journaux en ligne de SDF moins connus. Par exemple celui de Morgan W. Brown, qui vit dans l’Etat du Vermont. A ses yeux, son blog est avant un "moyen d’expression personnelle". M. Brown anime également le Vermont Homeless Journal, blog collectif de militants pour le droit au logement.
Crystal Evans, Kevin Barbieux, Morgan W. Brown : trois individus parmi des quelque 800 000 sans-abri vivant aux Etats-Unis, d’après les estimations officielles. Trois cas particuliers - peut-être parmi les moins défavorisés ? - qui ne prétendent pas être représentatifs d’une réalité complexe et multiforme.
"Aucun SDF n’est représentatif de tous les autres, insiste Leslie Lawrence, directrice adjointe de la Massachusetts Coalition for the Homeless, organisme d’aide aux SDF de cet Etat. Chacun a ses propres problèmes. Mais l’important est que des sans-abri puissent enfin prendre la parole, pour que le public se rende compte que ce sont des gens comme les autres."
Donner aux SDF la possibilité de se faire entendre, c’est déjà ce que font des journaux rédigés et vendus par des sans-abri dans une cinquantaine de villes américaines. Michael Stoops, coordinateur de ces publications à la National Coalition for the Homeless de Washington, estime que, pour ceux qui savent s’en servir, les blogs offrent des possibilités d’expression et de créativité similaires et permettent parfois d’atteindre un public plus large. "Ce n’est pas parce qu’une personne est SDF qu’elle ne sait pas écrire ni se servir d’un ordinateur, ajoute-t-il. Et qu’elle n’a pas le droit de s’exprimer sur l’internet."