"L’intelligence économique doit reposer sur un effet de réseau" [Bernard Carayon]
En janvier 2003, Bernard Carayon a été chargé par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin de rédiger un rapport sur l’intelligence économique en France. Il a rendu ses conclusions au début du mois de juillet et mis en ligne un site dédié, sur lequel les internautes peuvent débattre.
Bernard Carayon défend l’idée d’un patriotisme économique, qu’il soit français ou européen (DR)
Bernard Carayon, 46 ans, est maire de Lavaur, dans le Tarn. Depuis 2002, il siège à l’Assemblée nationale, sous l’étiquette UMP, après un premier mandat rempli entre 1993 et 97. Parallèlement, il continue à exercer au sein d’un cabinet d’avocats spécialisé sur les questions de stratégie industrielle.
Intitulé "Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale", le rapport dresse l’état des lieux d’une situation jugée désastreuse, notamment dans le domaine des nouvelles technologies. Il a été salué par les partisans d’une politique économique française plus agressive et "patriote", comme Christian Harbulot. Pour tenter de remédier aux problèmes, Bernard Carayon formule des propositions concrètes, comme la création d’un Conseil national pour la compétitivité et la sécurité économique (CNCSE).
Votre rapport insiste sur le retard pris par la France en matière d’intelligence économique. Mais la toute-puissance prêtée aux Etats-Unis ne recouvre-t-elle pas une part de mythe, voire de fantasme ?
Bernard Carayon : Cela ne relève ni du mythe, ni du fantasme. Il y a aujourd’hui dans le monde, d’un coté une hyper-puissance, de l’autre le reste des nations. Parmi ces dernières, la France appartient au premier cercle, celui des puissances dites moyennes, qui disposent d’une place de choix dans le domaine industriel, de la défense, de l’image et dans la participation aux organisations internationales. Mais il n’y a qu’une seule hyper-puissance, les Etats-Unis.
L’hégémonie américaine s’exerce également à travers ce que je pourrais appeler la nébuleuse anglo-saxonne, qui maîtrise des métiers stratégiques pour les grandes puissances économiques. Voyez les métiers de l’audit, du conseil, de la certification, de l’assurance. Il y a un monopole anglo-saxon sur tous les métiers d’expertise. Or, à travers l’audit et le conseil, à travers le réseau des banques d’affaires, on se trouve en mesure de pénétrer au coeur du temple : au coeur des entreprises, de leur fonctionnement, de leurs capacités humaines et de leur stratégie.
Parmi les 38 propositions de votre rapport pour combler le retard français, vous suggérez la création d’un Conseil national pour la compétitivité et la sécurité économique (CNCSE). En quoi cette instance serait-elle plus efficace que le Comité pour la compétitivité et la sécurité économique (CCSE), créé en 1995 ?
Ce qui manque au CCSE, c’est quelque chose d’essentiel : l’impulsion politique. Mais l’idée est excellente, et c’est pour cela que je la reprends. Il doit y avoir, auprès de l’exécutif français, un organe qui, à termes réguliers - une ou deux fois par an -, fasse quelques piqûres de rappel sur les gros enjeux économiques internationaux, ou les grands enjeux juridiques qui ont une portée économique.
Le CNCSE serait composé de gens issus du milieu industriel et scientifique français. Il rassemblerait ces grandes figures qui donnent à la France industrielle sa puissance. Cet organisme ne coûterait rien, puisqu’il serait un lieu d’échange, où s’élaboreraient des stratégies sur le plan macro-économique. Il n’aurait rien à voir avec ces comités que l’on a pu ériger ici ou là, en France, chaque fois qu’il y avait un problème à gérer.
Dans votre rapport, vous proposez également la création d’une cellule de contact et de soutien aux entreprises, la mise en place d’un comité mixtes d’experts ? etc. A côté d’organismes déjà existants comme l’Agence pour la diffusion de l’information technologique (Adit), cela ne risque-t-il pas d’aboutir à une dispersion des énergies ?
Les propositions que j’ai faites sont aussi souples, pragmatiques et économes que possible. L’efficacité d’une politique d’intelligence économique repose sur un effet de réseau. Les structures que je propose sont légères et fonctionnent avec des moyens existants. Seulement, l’information y devient mutualisée : on s’y assure plus de la coordination que de la rivalité des services concernés.
Je recommande la mise en place, auprès du Premier ministre, d’une structure interministérielle à caractère politico-administratif. C’est pour que, d’une part l’impulsion économique soit assurée et d’autre part, qu’elle soit garantie par la proximité avec le Premier ministre. L’idée est que, en l’absence de structure qui rassemble les représentants des grandes institutions de souveraineté, comme les ministères des Finances, des Affaires étrangères ou de la Défense, ces différents départements sont tentés de s’opposer. Il faut donc un lieu où soient représentées ces grandes institutions de la souveraineté. La structure que j’imagine, très légère, est une sorte d’"administration de mission", pour reprendre une expression ancienne.
N’est-il pas paradoxal de réclamer une politique active de l’Etat, tout en insistant sur les lacunes dont ce dernier a fait preuve par le passé ? Pensez-vous qu’il puisse surmonter ses handicaps ? Surtout, a-t-il les moyens de le faire ?
La réponse est oui aux deux questions. Cela peut paraître paradoxal, de la part de quelqu’un plutôt catalogué comme libéral. Mais j’observe que, partout dans le monde, dans toutes les grandes nations occidentales et libérales, des dispositifs publics efficaces, parfois sophistiqués, ont été mis en place pour servir la compétitivité voire la sécurité des entreprises. C’est le cas aux Etats-Unis qui ne passent pourtant, ni pour une nation social-démocrate, ni pour une nation socialiste.
C’est dire que l’intelligence économique, même si on ne l’a toujours pas compris en France depuis dix ans, est d’abord une grande politique publique. Elle représente des enjeux territoriaux, mais aussi des objectifs en termes de compétitivité, de sécurité, d’influence et de formation.
Cette politique publique est nouvelle. A l’instar de la politique de développement durable : le terme était inconnu il y a cinq ans. Au départ, c’était un concept qui ne collait pas au découpage politique et administratif traditionnel. C’est aujourd’hui une politique mondiale.
De même, la politique d’intelligence économique est une politique transversale. On n’est plus aujourd’hui dans un schéma d’organisation verticale du pouvoir, ni sur le plan de la compréhension, ni sur le plan de la décision. Deux postulats la sous-tendent : Premièrement, il est nécessaire de faire converger intérêts publics et intérêts privés. Deuxièmement, l’intelligence économique est une grille de lecture du monde et des relations publiques internationales qui n’est pas animée par les seules lois du marché. Entrent en ligne de compte les jeux d’influence des Etats, mais aussi des acteurs périphériques comme les organisations internationales, les individus, les ONG, les associations et fondations, qui portent une part importante du succès des économies dans le monde.
"Patriotisme économique" est l’un des maîtres mots de votre rapport. Ne vaudrait-il pas mieux parler d’ "européanisme économique" ?
L’expression "patriotisme économique" peut sembler un peu ringarde. Pourtant, elle fait aujourd’hui l’objet d’un véritable consensus. Toutes les grandes nations libérales recourent à cette notion. Pour les Américains, la question ne fait aucun doute, l’intelligence économique leur est aussi naturelle que la respiration. Il en va de même en Grande-Bretagne, sans parler du Japon. Toutes les nations, quoi qu’en disent libéraux et ultra-libéraux, s’assument comme telles. Sur le plan juridique, nous sommes tenus par un certain nombre d’obligations, par la constitution et la défense de notre souveraineté. Le fait de donner des informations concernant des questions de défense à une puissance étrangère constitue un délit au sens pénal du terme.
La notion de "patriotisme économique" fait aussi l’objet d’un consensus politique. A ma connaissance, c’est Laurent Fabius qui, le premier, a invoqué les vertus du patriotisme économique : peu après les attentats du 11 septembre, alors qu’il redoutait un effet dépressif des attaques terroristes sur l’économie. Lionel Jospin, lui aussi, a utilisé ce terme devant l’Assemblée nationale. Ce n’est pas une notion éculée. Elle s’incarne dans les faits.
Enfin, comme je l’écris dans mon rapport, à la page 11 : "Que notre tropisme soit notre région, notre pays ou l’Europe, c’est le patriotisme économique qui sera le garant de notre cohésion sociale". Le patriotisme économique se décline selon nos intérêts et nos affections régionales, nationales, européennes ou universelles.
Votre rapport est paru en plein été. Quelles suites en attendez-vous désormais ?
Ce rapport a été pris au sérieux. Les services de l’Etat travaillent, au plus haut niveau, sur sa traduction administrative et institutionnelle. Il a reçu le soutien de tous les milieux économiques. Ses propositions, qui sont concrètes, relativement faciles à mettre en place et économes de l’argent public, ont été validées, les unes après les autres, auprès de leurs usagers naturels. J’espère leur mise en oeuvre rapide, avant la fin de l’année.