L’auto-partage consiste à mettre en commun une flotte de véhicules à travers des abonnements ou des achats groupés. Introduit en France en 1999, ce système permet de diviser par 15 le nombre d’automobiles nécessaires à une population donnée. Encore très marginal (il ne concerne que quelques centaines d’utilisateurs à Paris et Strasbourg), l’auto-partage bénéficie du soutien des collectivités locales qui voient en lui une nouvelle façon de limiter le trafic et la pollution automobile.
La voiture d’un particulier reste immobile 92 % du temps, et ne transporte en moyenne 1,2 personne par voyage, d’après une synthèse de l’Agence européenne pour l’environnement (AEE). A Strasbourg, l’association Auto’trement garantit l’accès immédiat à une petite berline 24 heures sur 24, moyennant un abonnement mensuel de 10 euros, puis 1,40 euro par heure d’utilisation et 0,19 euro par kilomètre. Un tarif qui, sur des parcours urbains ou périurbains de quelques heures, est bien inférieur à ceux d’un taxi ou d’une société de location traditionnelle. Jean-Baptiste Schmider, directeur d’Auto’trement, précise : "Evidemment, à ce prix-là, nous n’offrons pas tous les services d’un loueur, comme le nettoyage systématique du véhicule. Mais heureusement, nos clients ne sont ni des maniaques, ni des goujats."
Créée en 1999, la société Auto’trement compte aujourd’hui 300 adhérents et dispose de 22 voitures. "Grâce à un système de carte à puce, on peut avoir sa voiture sans attendre, explique Jean-Baptiste Schmider. Il suffit de se rendre dans l’une des 8 stations réparties dans l’agglomération."
A Paris, la société Caisse-Commune, également créée en 1999, représente aujourd’hui la plus importante expérience d’auto-partage en France, avec 65 véhicules et un peu plus d’un millier d’utilisateurs.
L’un de ces abonnés, François F., imprimeur dans le 18e arrondissement, témoigne : "J’ai vendu ma voiture il y a trois ans. Je n’en pouvais plus de tourner des heures pour trouver une place. Avec Caisse Commune, je suis sûr de pouvoir utiliser une voiture quand je veux sans payer d’emprunt ni d’assurance. Je m’en sers deux ou trois fois par semaine, en général pour des déplacements professionnels. Je n’attends jamais et j’ai toujours une place au parking."
Réservé aux citadins
Loïc Mignotte, 35 ans, directeur de Caisse-Commune, décrit l’auto-partage comme "un complément des transports en commun, financièrement intéressant pour des parcours compris entre 5 et 250 km". Il précise : "En général, nos clients s’en servent ponctuellement, pour se rendre dans des endroits mal desservis par la RATP, pour aller à une soirée en banlieue, faire ses courses dans un hypermarché ou effectuer de petites livraisons."
Il n’existe pratiquement pas de services d’auto-partage hors des quartiers centraux des villes. Le directeur de Caisse-Commune : "L’auto-partage est difficile à mettre en place si l’habitat est pas dense. Les stations de parking ne doivent pas être trop loin du domicile."
A Paris, seuls 20 % des clients de Caisse-Commune - "des actifs, plutôt des bobos", note Loïc Mignotte - possèdent leur propre voiture. Le taux de motorisation des Parisiens est de 56 %. L’auto-partage permet de diviser par un facteur proche de 15 le nombre de voitures nécessaires : au lieu que 500 familles possèdent chacune une ou deux voitures chacune, elles peuvent, moyennant un coût largement inférieur, se contenter de 30 voitures pour un usage équivalent.
Chez Caisse Commune, l’accès à un véhicule est garanti par le contrat d’abonnement. Loïc Mignotte avance un taux de satisfaction de la demande de 98 %. "Tout le monde ne se sert pas de sa voiture au même moment. Certains en ont besoin en journée, d’autres en soirée, d’autres encore uniquement le week-end. Avec un système informatique adapté, il est facile de lisser la demande."
Diminuer le trafic
L’intérêt environnemental de l’auto-partage n’a échappe aux collectivités locales urbaines, confrontées à un trafic automobile de plus en plus dense. Caisse Commune est le fruit d’une expérience pilote de l’Agence régionale de l’environnement et des nouvelles énergies d’Ile-de-France (Arene). Même si l’expérience demeure marginale, la ville de Paris tente d’en encourager le développement en louant ses places de parking à un tarif préférentiel. A Strasbourg, les subventions représentent 30 % du budget de fonctionnement d’Auto’trement.
Une partie des voitures d’Auto’trement et de Caisse-Commune fonctionnent avec des carburants "propres" : batteries électriques, gaz de pétrole liquéfié (GPL) ou gaz naturel véhicule (GNV). Pourquoi ne pas proposer une flotte excluant totalement les moteurs à essence ? Parce que ça coûte trop cher, répondent en cœur Jean-Baptiste Schmider et Loïc Mignotte. "Il ne nous paraît pas judicieux de prendre ce risque économique supplémentaire, justifie ce dernier. Le premier argument écologique de l’auto-partage reste la diminution du trafic."
Le principe de l’auto-partage est né à Zurich, en Suisse, en 1948. Il s’agissait d’un club dont les membres s’étaient cotisés pour acquérir une automobile, un bien de luxe à l’époque. Dans les années soixante, en France, plusieurs projets ambitieux avortent, confrontés à la frilosité de l’Etat qui refuse d’envisager de restreindre l’activité de l’industrie automobile. En 1969, Fishman et Wabe, deux chercheurs anglais, proposent d’implanter à Londres une multitude de garages communautaires où seraient garés des véhicules mis à la disposition de tous les résidents de la ville.
L’irrationalité de l’automobiliste
Relancé au début des années 90 en Allemagne et en Suisse, le principe de l’auto-partage tarde à prendre une réelle ampleur. D’après Jean-Baptiste Schmider, le principal frein à son développement demeure "l’attachement sentimental et irrationnel que les gens entretiennent vis-à-vis de leur voiture". Il remarque : "On a beau démontrer que l’auto-partage revient largement moins cher que la possession d’une voiture, c’est un argument que la plupart des gens refusent d’entendre."
Une voiture qui parcourt entre 15 et 20 000 km par an coûte environ 600 euros par moi, selon l’AEE. C’est près de 10 à 20 % du budget d’un ménage de classe moyenne. En 1969, déjà, l’étude de Fishman et Wabe avait démontré que la plupart des automobilistes ne tiennent compte que du coût marginal de leur voiture (essence, parking, péage, éventuellement l’assurance), en oubliant bien vite leur investissement initial, à l’achat. Voilà le biais : lorsqu’ils choisissent leur mode de déplacement, la plupart des gens comparent ce coût marginal de la voiture au coût total des transports en commun. Un raisonnement faussé qui joue au détriment de tous les types de transports mutualisés (train, bus, auto-partage) lorsque Monsieur Toulemonde se demande s’il est bien raisonnable qu’il s’offre la dernière Retroën.
Les Helvètes, dont les qualités en arithmétique n’ont plus besoin d’être vantées, ne sont pas tombés dans le panneau. Sur quelque 120 000 utilisateurs de systèmes d’auto-partage dans le monde en 2001 (selon les données de l’Arene d’Ile-de-France) plus de 40 % résident en Suisse.
Posséder ou utiliser ?
Mobility, est le nom du service national d’auto-partage suisse, le plus important au monde. Avec une flotte de 1800 véhicules (berlines, break, camionnettes), Mobility permet d’obtenir une voiture n’importe quel canton : des voitures sont disponibles dans 400 localités différentes.
L’adhésion à Mobility peut être complétée par un abonnement aux chemins de fer, moyennant un tarif avantageux. "C’est l’une des raisons de leur succès, remarque à Strasbourg le directeur d’Auto’trement. "Seule une alliance tarifaire entre les transports en commun et l’auto-partage peut vraiment concurrencer le modèle dominant de la voiture comme bien exclusif", plaide-t-il. La communauté urbaine de Strasbourg et Auto’trement ont récemment mis en place un abonnement combinant l’accès aux bus, aux trams et au service d’auto-partage pour 39 euros par mois.
Thierry Kazazian, directeur de O2 France, une société de design spécialisée dans l’éco-conception des produits, explique : "Le succès futur de l’auto-partage nécessite une révolution conceptuelle : considérer que le service qu’un produit rend compte plus que d’en détenir le titre de propriété."
Une idée en vogue chez les spécialistes d’énergie et d’environnement : passer d’une "société de consommation" à une "société d’usage", tenant compte de l’épuisement des ressources naturelles. En exergue du site de European Car Sharing, le principal service allemand d’auto-partage, on trouve d’ailleurs cette citation d’Aristote : "En toute chose, vous trouverez plus de richesses dans l’usage que dans la possession."
"A spaceman economy"
Pour une voiture d’une tonne, le "sac à dos écologique" (le poids des matières premières et énergies nécessaires à sa fabrication) atteint 70 tonnes, selon les calculs du Wuppertal Institut. D’après l’OCDE, plus de 96 % des transports mondiaux fonctionnent encore exclusivement au pétrole. Or le pétrole est une source d’énergie fossile dont la combustion est la principale cause du réchauffement climatique, et dont les réserves prouvées devraient être épuisées d’ici une quarantaine d’années.
L’auto-partage fait partie des solutions qui pourraient permettre de reculer l’échéance d’une pénurie énergétique mondiale aux conséquences incalculables. Nous vivons aujourd’hui dans une "économie de prédation", "a cow-boy economy", selon l’expression employée dès les années soixante par l’économiste américain Kenneth E. Boulding. Cela signifie que nous produisons et consommons comme si nous disposions de quantités infinies de matières. L’enjeu ultime de l’auto-partage consiste à passer à une "économie de préservation", "a spaceman economy", dans laquelle les déperditions d’énergie réduites au maximum grâce à l’invention de nouveaux modes de consommation moins gaspilleurs.