Pour ce défenseur des logiciels libres, il s’agit d’une expression artistique qui ne peut être brevetée
Eric Nicolas, 30 ans, est l’auteur de plusieurs logiciels
diffusés sous license libre, et co-dirige le site d’information
DvdFr. Chef de projet pour une application de trading
utilisée dans les salles de marché du groupe BNP Paribas, il souhaite "promouvoir
l’utilisation de technologies libres et ouvertes ainsi qu’une certaine idée de
l’informatique, plus centrée sur l’excellence individuelle et l’autonomie des personnes
que sur la gestion autoritaire de projet". Ce
texte, paru en plein débat sur la brevetabilité des logiciels, a d’abord été envoyé sur la liste de discussion
de la Free Software Foundation France.
Une partie du débat sur les brevets logiciels, et surtout des arguments des
"pro brevets" repose sur le fait que l’informatique est une industrie dans
laquelle l’invention (et son investissement) doit être protégée de la même
manière que dans les autres industries. C’est ainsi que l’on se réfère à des
"descriptions fonctionnelles" des inventions "compréhensibles par les gens du
métier" ou encore d’inventions originales "en l’état de l’art". C’est ainsi
que l’on s’entend dire que "le travail de l’ingénieur en mécanique comporte
une part de recherche en propriété intellectuelle afin de déterminer les
antécédents brevetés, d’obtenir des licences ou de les contourner".
Cela pose en fait la question de la nature même de l’informatique. En fait,
je pense que ces gens font fausse route : l’informatique n’est pas une
industrie, c’est un Art ! Tout développeur talentueux vous le dira : le
"codage" est un moyen d’expression, le programme est son oeuvre et l’ordinateur
en est l’outil. L’écriture d’un logiciel relève souvent de la démarche
artistique de la recherche du "bien" ou du "beau" (ou les deux). L’informatique
serait donc à mon avis à classer dans la même catégorie de disciplines que la
musique, la peinture, la sculpture ou la littérature.
Les détracteurs de cette pensée me rétorqueront que Microsoft ne cherche
certainement pas à faire le "bien" ou le "beau", mais le "commercial". Je
répondrai que, dans les Arts "reconnus", c’est la même chose. En musique par
exemple, d’un côté, il y a Mozart, Bizet ou Madonna, de l’autre, il y a la Star
Académie (cette catégorisation entre le "beau" et le "commercial" est
totalement arbitraire et n’engage que moi). Tout ceci n’en reste pas moins de
l’art et de la musique, et Universal est l’équivalent dans ce domaine de
Microsoft dans le domaine informatique.
Cependant, il reste admis que la brevetabilité ne s’applique pas aux Arts. On
n’a pas (encore) vu Universal déposer un brevet sur "L’utilisation du tempo
120bpm dans la réalisation du tube de l’été dans les pays occidentaux". Cet
état de fait doit évidemment être étendu aux "arts nouveaux" : bande dessinée,
cinéma, et informatique.
Mais en disant tout ceci, on met également le doigt sur une "fracture"
croissante dans notre discipline. D’un côté, il y a des groupes de développeurs
qui font de leur métier un art et produisent des merveilles logicielles. De
l’autre, il y a une école manageuriale qui vise à industrialiser cet Art, à le
dompter à grand coup de spécifications, de méthodes, de process. Cette fracture
se retrouve généralement entre le logiciel libre (développé de façon également
libre et artistique) et le logiciel propriétaire (développé parfois de façon
autoritaire et manageuriale, mais pas toujours).
Les progrès spectaculaires du logiciel libre montrent toutefois que l’approche
artistique reste gagnante et conduit invariablement à un résultat meilleur. Au
contraire, les échecs de plus en plus cuisants de certains logiciels
propriétaires montrent les limites de l’industrialisation de l’informatique. En
clair : le remplacement d’un développeur talentueux (l’artiste) par une
spécification et des armées de petites mains au Bengalore ne fonctionne pas.
Naturellement, comme dans les autres Arts, certaines méthodes sont utiles, on
appelle d’ailleurs cela plus de la "technique" que de la "méthode". Ainsi, la
méthode "eXtreme Programming" porte ses fruits parce qu’elle donne un outil de
plus à l’artiste, tout comme le contrepoint est un outil à disposition du
musicien.
La multiplication récente des annonces de délocalisation du développement dans
des centres de "pissage de code" montre que cette prise de conscience n’a
pas encore eu lieu. Ou bien qu’il reste extrêmement difficile de trouver des
développeurs talentueux et qu’il convient donc, le besoin restant ce qu’il est, de compenser par la "force brute". Pour continuer la comparaison, même
s’il reste extrêmement rare de dénicher une Madonna, la demande des
consommateurs reste telle qu’il demeure intéressant de sortir 200 albums de la
trempe de Star Académie par an.
En tout cas, personnellement, en plus de devoir chaque jour craindre l’émergence
de la brevetabilité des Idées et des Arts (en commençant par le logiciel), je
doit me battre dans mon travail contre la poussée hiérarchique vers une
informatique "contrôlée" où chaque ligne de code doit se justifier par trois
pages de spécifications et de documentation... Comme si on avait demandé à
Picasso d’écrire un mémoire de 800 pages avant de peindre un tableau pour
expliquer le "pourquoi" et le "comment", alors que finalement, ce qui compte
dans l’Art, ce n’est que le résultat et l’émotion qu’il procure. Non ?
Eric Nicolas