Le 30 janvier 2003, la Commission européenne a proposé une directive visant à renforcer le combat contre la piraterie et la contrefaçon. Passée relativement inaperçue au moment de sa publication, ce texte, qui insiste notamment sur les systèmes techniques de protection, suscite aujourd’hui de vives critiques de la part d’associations, de juristes, et de spécialistes de la sécurité informatique ou du droit à la concurrence, qui dénoncent "un texte légal libercitide de plus."
Destinée à "dissuader les contrefacteurs et les pirates" dans un souci du respect de la propriété intellectuelle, la directive européenne IP/03/144 sera examinée par le Parlement européen et le Conseil des ministres de l’Union Européenne à la rentrée 2003.
Trips version plus
Selon les propres propos de la Commission européenne, cette directive va au-delà des accords internationaux ADPIC (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, ou TRIPS, en anglais). Mis en place par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en janvier 1996, ces accords internationaux sont dénoncés par de nombreuses associations, dont les altermondialistes.
Les ADPIC avaient suscité de vifs débats en mars 2001, lorsque 39 laboratoires avaient déposé une plainte contre l’Afrique du Sud, accusée de violer ces accords en promulguant une loi permettant l’importation de médicaments contre le sida encore protégés par des brevets (Lire notre article).
Parmi les nombreux aspects de la directive IP/03/144 contestés (dont sa forme, extrêmement complexe même pour les spécialistes du droit), ses détracteurs se focalisent sur deux points particuliers.
La saisie des biens contrefaits facilitée
D’une part, les articles 8, 10 et 11, qui permettent à une entreprise de lancer une procédure visant à mettre sous séquestre les produits qu’elle estime contrefaits avant même que l’affaire soit jugée, sont dénoncés notamment par Ross Anderson, professeur d’informatique à l’université de Cambridge, comme un avantage évident donné aux grandes entreprises au détriment des plus modestes.
"Les détenteurs de droits sur la propriété intellectuelle pourront intimider de façon plus efficace leurs concurrents", souligne le professeur Anderson, qui note que la directive "dérèglera l’équilibre entre la propriété intellectuelle et la concurrence, en faveur des détendeurs de droits d’auteurs, de brevets et de marques déposées".
La mort des produits compatibles ?
D’autre part, l’article 21 établit une protection juridique pour tout système technique destiné à protéger et à authentifier des produits et des services dans le cadre de la propriété intellectuelle : sont notamment concernés les hologrammes, les encres spéciales et les systèmes magnétiques ou optiques, ainsi que les technologies de gestion des droits d’auteurs des fichiers numériques comme le watermarking.
Cet article pourrait avoir de lourdes conséquences pour les consommateurs, souligne Ross Anderson : "Il donnera une protection juridique à des systèmes qui, même s’ils sont prétendument mis en place pour défendre la propriété industrielle, poursuivent un autre but, comme le traçage du consommateur après la vente par exemple."
Un pistage du consommateur dénoncé comme un des risques potentiels que peuvent entraîner l’arrivée des étiquettes intelligentes (lire notre article), qui bénéficieraient désormais d’une protection légale.
La concurrence stérilisée ?
"Toutes ces techniques auraient la même force juridique que les systèmes de protection dont sont actuellement équipés les imprimantes, les consoles de jeu ou les téléphones mobiles, souligne François Pellegrini, enseignant-chercheur en informatique et membre de l’Alliance Eurolinux, une coalition d’entreprises et d’associations qui défendent une culture européenne fondée sur le droit d’auteur et les standards ouverts).
"La reconnaissance d’authenticité de ces produits est en effet mise en oeuvre au moyen de dispositifs techniques (signature, cryptologie, etc). Tout fabricant de produits ’compatibles’, s’il souhaite pouvoir interagir avec les dispositifs, serait obligé de ’se faire passer pour un authentique’, donc de violer la ’propriété intellectuelle’ des fabricants des dispositifs", poursuit Pellegrini. Cette directive freinerait donc sérieusement la possibilité de concevoir et de diffuser des produits compatibles avec les technologies des constructeurs. Elle transformerait des situations de monopole de fait en monopole de droit."
"C’est effectivement une tentative de stériliser juridiquement toute possibilité de concurrence, précise Sébastien Canevet, juriste spécialiste du droit de l’internet. Elle désavantagerait les concepteurs et les diffuseurs de produits ou de services alternatifs à ceux des grandes entreprises. C’est un peu comme si on vous interdisait de monter autre chose que des pneus Citroën sur une automobile de marque Citroën."