Ils prônent la présomption d’innocence dans les mises sur écoute. Au diapason des ONG
Une coalition représentant la majeure partie des industriels européens a lancé un appel à "résister à l’obligation gouvernementale de rétention des données de connexion". Une directive européenne sur la protection de la vie privée, adoptée l’an passé, prévoit en effet de placer sous surveillance les appels téléphoniques, les e-mails ou encore les transactions électroniques transitant par les fournisseurs de services européens. Les prestataires doivent les tenir à disposition des forces de l’ordre.
Passé inaperçu dans la presse, et seulement mentionné dans une brève publiée sur le site de l’ONG européenne de défense des libertés Statewatch, l’appel rendu public le 4 juin 2003 n’en est pas moins gênant pour les instances européennes et gouvernementales.
D’abord parce qu’il émane d’une coalition comprenant la Chambre de commerce internationale (ICC), de l’Union des industries de la Communauté européenne (UNICE), de l’European Information, Communications and Consumer Electronics Technology Industry Association (EICTA) et de l’International Telecommunications Users Group (INTUG).
Cette coalition rassemble la majeure partie des industriels du secteur des nouvelles technologies, et au-delà. "Porte-parole des entreprises en Europe", l’UNICE représente ainsi les syndicats patronaux européens, et notamment, en France, le Medef. De son côté, l’EICTA fédère, entre autres, Alcatel, Bull, Cisco Systems, Dell, EADS-Telecom, Ericsson, IBM, Intel, Microsoft, Motorola, Nokia, Samsung, Siemens, Sony, Thalès, Thomson ou encore le Syndicat de l’industrie des technologies de l’information (SFIB), dont la trentaine d’entreprises membres réalise "près de 90 % du chiffre d’affaires global de l’industrie ’informatique et bureautique française’, soit 16 milliards d’euros pour un effectif de 40 000 personnes".
Peu suspects de connivence avec les "droits de l’hommistes" et autres défenseurs des libertés, ces industriels n’en rejoignent pas moins leur point de vue sur la légalisation de la cybersurveillance. Evoquant le spectre de Big Brother, la coalition estime que la rétention des données de connexion menace la vie privée des utilisateurs de technologies de l’information et de la communication, et donc la confiance qu’ils pourront accorder à leurs prestataires de service.
Dans leur appel, les industriels européens jugent aussi que la conservation des données serait "inefficace en termes d’investigations criminelles" et qu’elle mettrait en péril la compétitivité des entreprises du secteur des technologies et de la communication.
Reconnaissant la légitimité de la lutte contre le crime et le terrorisme, les signataires de l’appel regrettent de ne pas avoir été consultés par les instances européennes, accusées d’avoir négocié en secret l’adoption, le 30 mai 2002, du principe de la rétention des données à l’occasion de la révision de la directive concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications
électroniques.
Les industriels pour la présomption d’innocence
Dénoncé tant par les ONG de défense des droits de
l’homme et des libertés que par les instances européennes de protection des données
personnelles (voir le dossier de
notre confrère ZDNet), l’article 15 de cette directive prévoit que "pour sauvegarder la sécurité nationale - c’est-à-dire la sûreté de l’État - la défense et la sécurité publique, ou
assurer la prévention, la recherche, la détection et la poursuite d’infractions pénales ou
d’utilisations non autorisées du système de communications électroniques (...) les États
membres peuvent, entre autres, adopter des mesures législatives prévoyant la conservation
de données pendant une durée limitée".
Pour la coalition, l’ampleur des données de connexion à conserver est beaucoup trop vaste
(voir l’impressionnante liste, rapportée par
le bulletin Lambda). Pour la partie internet, le texte prévoit par exemple de conserver l’adresse des pages visitées, la date et l’heure des connexions, les adresses de l’expéditeur et des destinataires des emails, etc. Les industriels estiment aussi que la durée de conservation des données est bien trop longue.
En France, la loi sur la Sécurité Intérieure (LSI) de Nicolas
Sarkozy, prolongeant la loi sur la Sécurité quotidienne (LSQ) adoptée sous le gouvernement
socialiste, prévoit que ces données devront être conservées pendant un an. Cependant, les décrets d’application n’ayant toujours pas été publiés au Journal officiel, les opérateurs ne sont pas encore officiellement tenus de les stocker pendant une telle période.
Enfin (et surtout) les industriels européens rappellent que la surveillance a un coût. La coalition déplore le fait que les lourdes dépenses associées à la rétention des données soient imputées aux entreprises chargées de surveiller leurs clients, et donc, au final, aux consommateurs.
Les capacités de stockage, tant logicielles que matérielles, nécessaires à une telle surveillance systématique et généralisée des télécommunications, ne pourraient en effet qu’augmenter sensiblement les tarifs de connexion et de prestations de services. Et donc entraîner la disparition d’un certain nombre d’opérateurs, ainsi qu’accroître la concentration dans le secteur.
Fort logiquement, la coalition européenne des industriels demande que les coûts associés aux mises sur écoutes incombent aux gouvernements. Ils prônent aussi l’adoption d’un régime qui viserait, non pas à surveiller, par défaut, l’ensemble des utilisateurs, mais uniquement ceux faisant l’objet d’un mandat
délivré par un représentant des forces de l’ordre, comme c’est le cas pour le téléphone.
En d’autres termes, les industriels européens appellent à privilégier la présomption d’innocence en lieu et place de la suspicion généralisée voulue par les instances européennes. Rien de plus, ni de moins que ce demandent les associations de défense des libertés.