L’absence de décret d’application concernant l’identification des
éditeurs de sites web
incite un juge à exonérer, en partie, un fournisseur de services
internet de sa
responsabilité. Ce qui ne l’empêche pas de condamner l’hébergeur du
site incriminé.
En avril dernier, l’association J’Accuse
(Action Internationale Pour la
Justice) et l’UEJF (Union des Etudiants Juifs
de France), connus pour leurs
nombreux procès contre des sites et prestataires internet accusés
d’incitation
à la haine raciale, assignaient en justice la société
OVH et
l’association eDaama, pour avoir hébergé un
site web "à
caractère raciste ou antisémite, négationniste et faisant l’apologie du
terrorisme".
En cause, le site
http://alfutuhat.edaama.org/
(sous-titré "tout ce que vous ne voulez pas savoir sur l’islam").
Hébergé gratuitement
par eDaama, qui dit avoir "pour but principal la promotion gratuite
des sites web qui
font connaître l’Islam sur l’Internet", sur un serveur que
l’association louait à OVH, le site
avait été suspendu dans l’attente de la décision de justice. J’Accuse
et l’UEJF
leur demandait toute précision permettant d’identifier l’auteur du site.
Retour sur une loi fort controversée
Dans son ordonnance de référé, rendue le 26 mai dernier et
publiée ce jeudi 5 juin
sur Juriscom.net,
"revue juridique spécialisée dans le droit des technologies de
l’information",
Emmanuel Binoche, premier vice-président au tribunal de grande instance
de Paris, remarque
que "la nature des données d’identification, comme les modalités de
leur conservation,
devrait, suivant les dispositions de l’article 43-9 de la loi du 1er
août 2000, être
précisées par un décret en Conseil d’Etat, non encore publié, après
avis de la Commission
Nationale de l’informatique et des libertés".
L’article 43.9 de
la loi du 1er août
2000 relative à la liberté de communication, oblige les prestataires de
services internet
à "détenir et conserver les données de nature à permettre
l’identification de toute
personne ayant contribué à la création d’un contenu".
Censée exonérer les hébergeurs de toute responsabilité s’il faisaient
montre de
"diligences appropriées", cette loi, fort
controversée à l’époque et
partiellement censurée par le Conseil constitutionnel, avait entraîné
la
fermeture de l’hébergement gratuit
fourni jusque-là par
altern.org.
Un jugement paradoxal
Selon Lionel Thoumyre, de Juriscom.net, "l’absence de décret remet en
cause l’obligation
de détenir et conserver de telles données. Du moins le juge ne peut en
exiger la mise en
oeuvre dans le cadre d’un référé". Egalement juriste au Forum des
droits sur l’internet,
Lionel Thoumyre enfonce le clou : "Une fois n’est pas coutume, l’Union
des étudiants
juifs de France et l’association J’accuse ont fait avancer la
jurisprudence sur la
responsabilité des hébergeurs et les obligations qui leur incombent."
OVH avait bien fourni les coordonnées de cette association aux demanderesses, mais ne pouvait, selon son avocate, Blandine Poidevin, aller plus loin. Contactée par Transfert, elle précise que la société, n’ayant fait que louer un serveur dédié à eDaama, n’avait pas accès aux données de connexion, protégées par un mot de passe que seul connaissait eDaama.
Les risques de responsabilité en cascade des loueurs de serveurs dédiés et autres prestataires de services des hébergeurs -qui composent une part importante du marché- ne semble d’ailleurs pas avoir été pris en compte par les législateurs.
Si le juge a bel et bien exonéré OVH de l’obligation d’identification
au moyen des données
de connexion, lui faisant bénéficier d’un "principe
d’irresponsabilité", selon Stéphane
Lilti, avocat de l’UEJF, il a néanmoins débouté la société de sa
demande de remboursement des frais
de justice, comme c’est
souvent le cas en matière de référé.
L’association eDaama, dont deux membres, présents lors de l’audience,
se disaient prêts à
fournir les données de connexion, n’a pas pu être officiellement
entendue : son
président, qui ne pouvait être présent, ne leur avait pas fourni de
pouvoir en
bonne et due forme.
Le juge l’a donc condamnée à lui fournir les données de connexion ( ou
"logs") concernant Alfutuhat, sous astreinte provisoire de 3000 euros
par infraction et jour de retard.
Le paradoxe de ce jugement, qui pourrait faire jurisprudence, est
d’autant plus grand que
les données de connexion concerneraient également, selon le juge,
"les adresses réseau de l’ordinateur à
partir duquel l’internaute se connecte à internet avant de consulter le
contenu du site
qui l’intéresse", c’est-à-dire les statistiques identifiant peu ou
prou les visiteurs.
Les différents avocats et juristes contactés par Transfert.net n’ont
pas été en mesure de
nous expliquer en quelle mesure des statistiques pouvaient répondre à
l’obligation
d’identification prévue par l’article 43.9. Elles pourraient néanmoins
faire partie des
données de connexion censées être conservées pendant un an au titre de
la loi sur la
sécurité intérieure, votée
sous l’impulsion de
Nicolas Sarkozy, mais dont les décrets d’application n’ont, eux non
plus, pas été
publiés.
Condamné à être fermé, le site est de nouveau accessible
Dans son ordonnance de référé, Emmanuel Binoche reconnaît également le
"trouble à
caractère manifestement illicite, par l’amalgame constamment effectué
entre des objectifs
affichés comme religieux, évidemment respectables, et la stigmatisation
systématique d’un
groupe du fait de son origine, ainsi que de tout individu ou groupe
n’adoptant pas
l’islam".
Le magistrat estime "qu’il convient en conséquence d’y mettre
fin" et demande "au
propriétaire du site la cessation de toute mise à disposition du site
sous astreinte de
6000 euros par infraction et jour de retard". L’ordonnance vise le
site dans son
entier car il serait "impossible d’isoler les pages visées comme ayant
un contenu
explicitement illicite pour en interdire l’accès, sans modification
sensible de
l’architecture du site, qui forme un ensemble indivisible".
De nouveau accessible, le site est désormais hébergé aux Pays-Bas. Son
URL d’origine
renvoie désormais à
http://www.alfutuhat.net/, dont le
webmaster précise, dans un billet d’humeur motivant sa remise en ligne
: "Essayez de
trouver une seule chose sur ce site qui n’est pas conforme à ce que
notre bien-aimé
Messager (Saluts et bénédictions d’Allah sur lui) nous a enseigné !
(...) J’ai pensé que
je n’étais coupable de rien et que je ne faisais que de dire la stricte
vérité !"