« Je ne sais pas ce qui s’est passé dans les échanges avec l’éditeur, explique Roland Moreno, mais une page a sauté dans l’édition finale.
Une page importante. Je me demande si je ne vais
pas l’envoyer par mail à tous mes contacts... »
Les lecteurs de Transfert ne figurant pas forcément dans le carnet d’adresses de Moreno, voici,
en exclusivité, la page que vous ne trouverez pas dans le livre Carte à puce, l’histoire secrète.
J’entendis un jour de congrès le directeur commercial de ce qui venait d’être rebaptisé - à tort*, puisque c’est un 9 qu’il fallait - CP8 commencer son exposé par un topo encore tout à fait inattendu :
« Au pays des Mahacondas, les habitants portaient tous à l’annulaire droit une bague qui leur était très précieuse : elle leur permettait en effet de tout faire :
payer,
recevoir de l’argent,
ouvrir les portes,
établir son identité,
dossier médical.
(etc., etc.)
C’est ainsi que commence un roman publié en 1970 par René Barjavel :
“La nuit des temps”. Voilà ce qui a donné à l’inventeur de la carte à mémoire son idée, - qui nous réunit aujourd’hui. Eh bien [...], etc. »
[Citation très approximative, de mémoire.]
Quelques temps plus tard, circonstances semblables, rebelotte Barjavel.
Puis, cela se généralisa, et Bull finit par associer toute communication relative à la carte, les incontournables Mahacondas. Le charabia devenait donc limpide : ce Moreno dont on commençait à avoir entendu parler, avait extrait de ce roman capital une idée adroitement transformée en “brevet”.
Double bénéfice :
Moreno ne sert à rien ;
en exergue d’un exposé scientifique, citer le texte d’un des plus grands auteurs contemporains.
“Généralisation”, ce n’est pas par exagération : que ce soit par oral ou par écrit, brochure, dépliant, prospectus, - le phénomène s’accéléra sans cesse à partir du début des années quatre-vingt (et jusqu’à aujourd’hui, inclusivement).
S’accéléra, et s’amplifia : Bull se mit à entretenir une correspondance avec R. Barjavel puis, comme celui-ci répondait manuscritement à leurs lettres, à reproduire dans sa documentation imprimée le fac-similé des lettres de Barjavel (aussi précieux, vu par Bull, qu’un codex de Léonard de Vinci).
C’est là que se place le gag dans le gag :
Je n’avais pas lu ce bouquin, dont j’ignorais (à l’époque) tout autant le titre que l’auteur. (Ce nom me disait quelque chose, mais je l’associais - pourquoi donc ? - à celui d’un animateur de radio matinal, - RTL, je crois bien.)
La stratégie de Bull était donc nulle, et même non avenue (c’est là que se place le gag-dans-le-gag) :
Mes premières années de pratique littéraire à l’âge adulte avaient rapidement révélé deux allergies :
les livres à base d’amour,
les romans policiers,
la “S-F”.
J’avais pourtant adoré “Le Meilleur des Mondes” (Huxley) et trouvé une certaine curiosité au “Voyage fantastique” (Asimov). Encouragé par ce que je croyais être de premières pépites, j’en avais essayé d’autres (sur leur réputation ou les conseils de mes amis, exclusivement) :
aussi bien “La Machine à Explorer le Temps” (Wells), “1984” (Orwell), que la plupart des Jules Vernes, tout simplement**, je m’ennuyais, je n’y croyais pas, je ne croyais d’ailleurs à rien, pénibles corvées suivies d’abandons précoces (bien avant la cinquantième page).
Mais c’était compter sans Marie-Christine Wittmer, une de mes plus proches amies, qui m’imposa la lecture du chef-d’œuvre - elle était prof de lettres - qu’elle venait de découvrir : “Croisière sans Escale”, du Britannique Brian Aldiss. Cette proposition n’était pas négociable.
J’y eus d’autant plus de mérite que les quatre-vingts premières pages me furent un pensum, mais après ce volumineux prologue, Marie-Christine avait une fois de plus raison :de façon vertigineuse, et jusqu’à la dernière ligne, l’idée principale puis les innombrables idées - dans l’idée me tirèrent des frissons tellement elles étaient grandioses, le pauvre Huxley n’était qu’un amateur.
(Incidemment, un des principaux personnages portait au doigt une bizarre bague, grâce à laquelle il pouvait desceller certains points de certaines cloisons, pénétrant ainsi à volonté dans tels et tels lieux connus comme inaccessibles. Bref, sa bague faisait clef - et ce détail ne joue d’ailleurs aucun rôle central, ni même particulier.)
Le bonheur que m’a procuré B. Aldiss ne fut pas éphémère : depuis 1969, je relis “Croisière...” au mois une fois l’an, comme la version française du livre est épuisée, j’en fais acheter à prix d’or plusieurs exemplaires supplémentaires au cas où je perdrais tous les miens***.
Bref, si Bull tenait à ce point à faire croire que mon mérite était nul, puisque l’idée de la bague avait été publiée dans un - et dans combien d’autres - roman quatre ans avant mon invention, ils s’étaient encore une fois trompés de cheval :
oui, j’avais lu un livre de S-F,
oui, il y avait une bague, mais c’était même un an avant leur sacrée “Nuit des Temps”, ce qui aurait été de nature à conforter leur pauvre argumentation.
Incidemment, et vingt ans plus tard, j’ai profité d’une corvée (cinq jours de “repos” dans un luxueux hôtel marocain) pour me déniaiser et lire enfin Barjavel : l’idée n’est pas venue toute seule, le bouquin était tout simplement en vente au Relais H de Roissy, à côté du “Figaro”, de “Femme Pratique” et de “Lycéennes en chaleur”.
Cinq jours de chaise longue, dont deux en compagnie des Mahacondas : l’allergie initiale (voir plus haut) reprenait du poil de la bête, et le livre me tombait des mains, quelle que soit ma - médiocre - bonne volonté. Je n’ai jamais dépassé la page 20, avant de me rabattre sur le newstand de l’hôtel qui, surprennemment, regorgeait de nouveaux Desproges.
Cette affaire (que je pardonne au lecteur de trouver beaucoup trop longue), justifiant tardivement la note 52 (page 108), a eu pour moi un bénéfice imprévu : lorsque je rencontre quelqu’un mentionnant Barjavel (ou encore quand je lis “Analyses et Synthèses” où notre grand auteur est omniprésent, jusque et y compris la reproduction des lettres écrites par Barjavel à Bull !), je sais avoir en face de moi quelqu’un d’endoctriné : anti-Schlumberger sûrement, anti-Gemplus sans doute, en tout cas prévenu contre Moreno-et-sa-bande : Bull est passé par là, laissant son indélébile signature.
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(*) Voir “La Carte à Puce - Histoire Secrète”, page 109.
(**) Je ne découvrirai que trente ans plus tard (et ce grâce au chef-d’œuvre de Kubrick, exclusivement), le prodigieux “2001” d’Arthur Clarke.
(***) À mon tour, j’en impose depuis trente ans la lecture à tous mes proches (pour cela, aucun autre moyen que de le prêter d’office).