Réunis à l’initiative de l’Agence pour la protection des programmes, mardi 4 décembre 2001, avocats, professeurs de droit et entrepreneurs ont, une fois encore, débattu de la question complexe de l’utilisation des e-mails au travail. Au menu : inquiétude des employeurs et circonspection des juristes.
Un employeur a-t-il le droit de fouiller dans les e-mails de ses salariés ? Non, a décidé, au mois d’octobre dernier, la Cour de cassation, dans un arrêt désormais célèbre qui n’en finit pas de susciter moult débats juridiques. Mardi 4 décembre, il était au menu d’un colloque organisé par l’Agence pour la protection des programmes.
Au centre des débats, la fameuse affaire Nikon.Celle d’un ingénieur licencié par cette société pour faute grave, en 1995. L’un des motifs de la sanction concernait l’utilisation, à des fins personnelles, du matériel mis à sa disposition par la société. L’entreprise avait en effet découvert en fouillant dans les fichiers et e-mails personnels (ils en portaient la mention) que son salarié vendait du matériel Nikon illégalement en usant de son statut dans l’entreprise (papier à en tête, etc.). L’employé avait saisi les Prud’hommes pour contester son licenciement pour faute grave qui le privait d’indemnités. Puis il avait saisi a Cour d’appel de Paris qui l’avait débouté, tout en condamnant pourtant la société à lui verser une contrepartie financière pour d’autres motifs (clause de confidentialité). Nikon s’est alors pourvu en cassation. Cette dernière juridiction a finalement annulé la décision de la Cour d’appel en rendant, pour la première fois, un arrêt dont une partie porte sur le courrier électronique.
La décision inquiète les employeurs et intrigue les juristes
Dans sa décision, la Cour consacre l’interdiction de toute surveillance des e-mails par l’employeur. Résultat : les entrepreneurs craignent aujourd’hui que cette décision ne bride totalement leur pouvoir de contrôle légal sur le travail de leurs salariés. Les juristes, eux, paraissent plutôt sceptiques envers les fondements juridiques pris comme référence dans cette décision. Se référant à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme au code civil et au code du travail, la chambre sociale a en effet déclaré que "le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail au respect de l’intimité de sa vie privée (...) celle-ci implique en particulier le secret des correspondances". Pour Jean Deveze, professeur de droit à l’Université des sciences sociales de Toulouse, l’évocation de " l’intimité de la vie privée " mérite réflexion. " Si les messages personnels relèvent de la vie privée et également de l’intimité de celle-ci, quels contrôles restent possibles pour l’employeur ? " s’interroge-t-il.
" L’absence de tout contrôle est irréaliste "
S’il n’est pas question, pour lui, de contester le principe du droit au respect de la vie privée au travail, Jean Deveze s’interroge pourtant sur les conséquences de cet arrêt. " Il y a là un ajout susceptible de renverser l’équilibre du droit " assure-t-il. Jean-Jacques Raynal, avocat au barreau de Nice ajoute, " C’est une décision très risquée pour l’employeur. Elle rend un certain nombre d’infractions susceptibles d’engager la responsabilité du patron plutôt que celle du salarié. Dans l’affaire Nikon, la faute de l’employé, bien que reconnue, n’a pas affranchi la société de lui verser des indemnités, et ce en raison du caractère "personnel" des fichiers interceptés par l’employeur ". Pour les magistrats l’absence de tout contrôle est irréaliste. La Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) reconnaît, en effet, que la sécurité de certaines entreprises peut conduire à opérer un contrôle a posteriori des messageries. Le recours au contrôle est admis par la commission à condition qu’il soit proportionnel et que les salariés en soient informés.
Pourtant les magistrats tiennent à évoquer les scénarios rendus, selon eux, possible par l’arrêt Nikon. " Il suffira pour un employé, utilisant frauduleusement son matériel de travail, de signaler le caractère "personnel" de son courrier ou de certains de ses fichiers pour échapper à tout contrôle. Cette possibilité est problématique " explique Jean Deveze.
" Différencier l’accès aux e-mails de leur utilisation "
Jean Deveze propose de différencier l’accès aux e-mails et leur éventuelle utilisation ultérieure contre un salarié. " Les employeurs pourront disposer d’un accès aux correspondances de leurs employés mais sans pouvoir les utiliser contre eux ". Une volonté de transparence qui présume sans doute trop de la bienveillance des employeurs. " Différencier l’accès de l’utilisation, c’est intéressant. Mais si demain vous insultez votre patron dans vos e-mails personnels envoyés depuis votre poste de travail ? Bien que cette correspondance relève du domaine de votre vie privée, rien ne dit que ces propos, accessibles à votre employeur, ne se retourneront pas un jour contre vous d’une manière ou d’une autre " réplique Hubert Bouchet, vice-président délégué de la Cnil. Remettant le débat sur des rails plus "humains", la Cnil a rappelé que les rapports au travail relevaient surtout de la confiance mutuelle entre les parties. Avec toujours cette " recherche du point d’équilibre entre les responsabilités de chacun " comme objectif. Un équilibre que vient régulièrement troubler l’utilisation des nouvelles technologies au travail.