TRANSFERT S'ARRETE
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Une
semaine enfermé. Une semaine dans une chambre
d’hôtel, sans télévision
ni téléphone, sans vêtements ni
produits de toilette, sans livre ni radio. Juste un
ordinateur connecté à Internet.
C’est
ce que Pierre-Yves Lautrou, journaliste à L’Express,
a vécu pour une enquête publiée
dans le supplément trimestriel multimédia
de l’hebdomadaire. Le but : vérifier l’efficacité
des services en ligne. Le résultat : il a pu
s’habiller à peu près, s’informer
parfaitement, manger assez mal... Et n’a jamais
pu prendre de douche vu qu’on ne lui a jamais
livré le savon et les serviettes commandés
dès le premier jour. Récit par Pierre-Yves
Lautrou et impression en vidéo d’un homme heureux
d’en être sorti.
Pendant cinq jours, Pierre-Yves Lautrou, journaliste à
L’Express,
est resté cloîtré avec Internet.
Entretien en vidéo et récit par le survivant...
La
porte vient de se refermer et je me demande encore
ce qui peut bien pousser à accepter ce genre
de proposition. L’enthousiasme des pionniers ? Le
frisson de l’aventure en ligne ? En tout cas, me
voilà bloqué pour cinq jours, chambre
30 du Inn City Hotel, dans le XIVe arrondissement
de Paris, avec pour unique compagnon un PC qui ronronne
dans un coin...
Les placards sont vides, la salle de bains et le
frigo aussi. Seules richesses : une tenue de jogging,
un peignoir et des chaussons ; un stylo et un bloc
papier. Et un téléphone portable,
en cas d’urgence. Pour boire et manger, me laver
et m’habiller, me distraire et m’informer, le salut
viendra d’un fil, un tout petit fil, qui relie l’ordinateur
à Internet : ma chambre fait à peine
20 mètres carrés, mais mon magasin,
c’est le World Wide Web...
Trêve
de pleurnicheries ! La matinée est déjà
bien avancée, et il faut trouver de quoi
se sustenter. On va faire simple : je tape "livraison
repas" sur www.voila.fr,
et le moteur de recherche crache... 126 194 réponses.
Ça commence bien. Se faire livrer depuis
Lyon ou le Québec va être assez compliqué,
alors prenons www.eatonline.fr,
un portail spécialisé qui réunit
des restaurants livrant à domicile. "Facile,
me dis-je, en commandant un menu chinois. Cette
semaine de cybersolitude va être une partie
de plaisir." Mais Eatonline me rappelle à
l’ordre sévèrement : "Votre commande
n’atteint pas le minimum de 80 F." Il manque
1 F. Allons-y pour une seconde boisson... Tout juste
le temps de réfléchir au repas du
soir et de repérer quelques sites, et le
téléphone portable sonne. "Bonjour,
c’est Eatonline. Je vous confirme que nous avons
bien reçu votre commande, vous serez livré
à 13 h 20." Et si je n’avais pas eu
de téléphone ? "On demande toujours
confirmation par téléphone."
C’est bien la peine de faire son choix en ligne.
Heureusement que mon portable était allumé
! Les nems sont corrects, sans plus.
L’hygiène,
c’est important, même si l’on reste cinq jours
seul. D’autant que je suis chargé d’organiser
un pot de sortie vendredi soir. Brosse à
dents, dentifrice, savon, rasoir, serviette... Pas
de problème : depuis quelques jours, Houra
inonde Paris de pubs. Direction le supermarché
en ligne, émanation du groupe Cora, qui livre
en quarante-huit heures. Le choix est vaste, mais
le site est effroyablement lent. Au bout de trois
bons quarts d’heure, mon chariot virtuel est plein.
Tout heureux, je choisis d’être livré
le plus tôt possible : mercredi entre 7 heures
et 9 heures.
Le
jour décline. Dans la chambre, le silence
commence à se faire pesant. Ecouter la radio
en ligne, ça doit bien être possible,
non ? Sur www.radio-france.fr,
le son de France-Inter n’est pas terrible, mais
c’est tout à fait supportable. La semaine
risquant d’être longue, je m’équiperais
bien de livres et de disques pour meubler les soirées
au coin du Web. Alors, faisons comme dans la vraie
vie, allons à la Fnac.
Sauf que c’est beaucoup moins drôle que de
déambuler entre les rayons, et plus difficile
de choisir quand on n’a pas d’idées... Finalement
j’arrête mon choix sur les Corrs, MTV Unplugged.
Quant à la lecture, je vais tenter ma chance
du côté de Bol.
Même chose, pas d’idée précise,
et impossible de soupeser les livres, de les entrouvrir,
de les renifler. Je me décide pour une histoire
du quotidien Libération.
19 heures
Il est temps de se mettre en quête du dîner.
Essayons www.jacqueshesse.fr,
un traiteur plutôt habitué à
une clientèle d’entreprises. Si je veux éviter
deux repas chinois quotidiens pendant cinq jours,
j’ai intérêt à tout tester.
Le livreur appelle pour passer plus tôt -
ça l’arrange. Décidément, sans
téléphone, le cybergourmet serait
au régime !
Le
dos raide et les yeux qui piquent : le mal
du web.
Cette
première journée a été
longue. Les yeux qui piquent, le dos cassé.
J’ai le mal du Web comme d’autres ont le mal de
mer.
Mardi 1er février, 9 heures
On ne rigole plus. Chaque matin est une défaite,
et celui-là en particulier : pas de douche
possible et, surtout, pas de petit déjeuner.
En l’absence de tout www.petit-dej.com, direction
Houra. "Bonjour, Pierre-Yves. Si vous n’êtes
pas Pierre-Yves, cliquez ici." Avec Houra,
on est déjà intime, ou presque. Pain,
confiture, café, jus d’orange... La liste
est complète, il manque juste le sucre. En
tapant "sucre" dans le moteur de recherche,
Houra propose d’abord "Sucre d’orge, douillette
classique de 6 mois à 2 ans, coloris jaune".
Tout s’explique, nous sommes dans la boutique bébé.
Il faut attendre le milieu de la liste pour obtenir
le sucre en morceaux. Le site est toujours aussi
lent. Et, tout à coup, après un dernier
clic, "un problème avec votre commande".
Là, à 11 h 30, dans le fracas d’une
"erreur 2 020", mon histoire d’amour avec
Houra s’achève brutalement. Je ne m’en remettrai
pas.
15
heures
Vite,
un palliatif. En faisant le tour des supermarchés
en ligne, je tombe sur Telemarket.
Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt
? Depuis le temps qu’ils livrent à domicile,
ils doivent avoir un site du tonnerre. C’est le
cas. Rapide et efficace. Ils promettent même
de passer ce soir ! Mais quand j’essaie de m’enregistrer
comme client, rien à faire. On recommence
à zéro, et là, horreur : « Vous
avez été déconnecté
du serveur à la suite d’un temps d’inactivité
trop élevé. Il se peut également
que vous ayez essayé d’accéder directement
à une page interne de ce site. » Nouvelle
tentative, nouvel avertissement : « En raison
des vérifications techniques liées
au passage à l’an 2000, la consultation de
ce site est temporairement impossible. » Je
tombe des nues ! Désespéré,
je tente ma chance une dernière fois. Et
c’est le coup de grâce : « Retrouvez-nous
le 1er février 2000 sur notre nouveau site. »
Mais on EST le 1er février !
Ce
soir, la chambre semble plus sinistre que jamais.
Et le couvre-lit à fleurs me sort par les
yeux. Encore trois jours. Un menu tex-mex en ligne,
puis je vais me forcer à faire les soldes.
Il ne s’agit pas de recevoir ses invités
en peignoir... Après quelques tours dans
les portails marchands qui font office d’annuaires
de sites de commerce en ligne (www.webmarchand.com,
www.123achats.com,
www.acheter.net),
les 3
Suisses sont les seuls à promettre la
livraison à domicile en vingt-quatre heures.
On verra demain. Mieux vaut commencer à organiser
le pot de vendredi, c’est bon pour le moral. En
la matière, le Net offre l’embarras du choix :
je choisis www.rouge-blanc.com
pour le vin, www.fromages.com pour le fromage, www.poilane.fr
pour le pain. En deux jours, c’est déjà
la cinquième fois que je livre en pâture
mon numéro de carte de crédit au cyberespace.
Tous les cinq promettent une "transaction sécurisée".
Je ne demande qu’à les croire. Mais dans
La Tribune de lundi, un article à propos
du Groupement Carte bleue relevait que plus de la
moitié des plaintes reçues provenait
du commerce en ligne, alors qu’il ne représente
qu’un faible pourcentage des transactions... Mon
banquier doit angoisser.
Mercredi 2 février, 7 heures
Ce matin, j’ai droit à la douche ! Houra
va livrer tout le nécessaire avant 9 heures.
Incroyable ce que ça peut vous mettre de
bonne humeur. Surtout après la journée
d’hier. D’ici là, après la lecture
- quotidienne - des journaux en ligne, commençons
les emplettes vestimentaires aux 3 Suisses. C’est
très long à charger, toutes ces images.
Chaussures, chaussettes, caleçons, chemises...
défilent sur l’écran. En une heure
et demie, je suis virtuellement habillé de
pied en cap. Je m’apprête à taper mon
numéro de carte de crédit quand je
repère, écrit en tout petit : "Si
vous êtes un nouveau client, votre commande
ne peut pas bénéficier des services
de livraison rapide."
11 heures
Le moment de stupeur passé, il s’agit de
réagir vite : il reste à peine quarante-huit
heures. C’est court, très court. En écumant
les galeries et les portails marchands, je parviens
à trouver un pantalon à 275 F, chez
www.creeks.fr,
un tee-shirt "Trimaran Groupama" à
96,50 F, chez http://boutique.cammas-groupama.com,
et une paire de chaussures à 575 F, chez
www.bexley.com,
tous promettant une livraison théorique d’ici
à vendredi. Je m’équiperais bien d’une
petite polaire, aussi. Espoir chez Décathlon.
Vite déçu : dans la plupart des cas,
il ne reste que des tailles XS... Après un
large tour d’horizon, rares sont les sites capables
de livrer en quarante-huit heures. Et puis, au détour
d’une page Web, un avertissement clair : "Les
délais ne tiennent pas compte du délai
de traitement de votre commande, estimé à
trois jours." Eh bien, s’ils font tous pareil,
c’est mal parti !
Au gré du surf, une sacrée boutique
: www.saucisson-sec.com
! Ce sera parfait pour l’apéro. Pour me décontracter,
je vais faire quelques cadeaux. Des fleurs, par
exemple (www.net-flowers.com)
- les délais les plus serrés de l’e-commerce :
elles mettront quatre heures à arriver. Ça
va faire plaisir à la rédactrice en
chef... Ou des chocolats (www.gourmet-tradition.com),
qui, eux, feront la joie d’une jeune maman.
15 heures
On l’avait presque oublié, mais Houra n’est
toujours pas passé ! Envoi d’un mail, réponse
rapide : "Appelez-nous." Appel de la hot
line : "Nous ne sommes pas en mesure de répondre
à votre demande", annonce le répondeur.
Nouveau mail, Houra me téléphone :
"A la suite de problèmes techniques,
nous ne savons pas quel jour et à quelle
heure nous vous livrerons."
17 heures
Rien à faire, si je veux être présentable,
il ne reste que Creeks. En quelques clics, la panoplie
est complète. Je donne mon numéro
de carte et on me répond : "Votre paiement
n’est pas accepté par votre établissement."
Aïe ! J’avais pourtant demandé à
ma banque que mes dépenses ne soient pas
plafonnées. C’est le serveur des opérations
cartes de crédit qui bloque parce que j’ai
effectué trop d’achats ces dernières
vingt-quatre heures. Sur www.acheter.net,
l’info du jour est de circonstance : "Un quart
des tentatives d’achat en ligne n’aboutissent pas,
selon une étude d’Andersen Consulting."
Je confirme.
Smaïn,
le gérant de l’hôtel, m’apporte deux
paquets au courrier du matin : le livre et le disque
commandés chez Bol et à la Fnac. Enfin
un peu de réconfort. Je passe commande de
quelques boissons au G20
le plus proche, qui doit me recontacter par téléphone.
On ne sait jamais, si le vin arrivait trop tard.
C’est la fête ! En quelques minutes, je reçois
le pain de www.poilane.fr, puis le vin de www.rouge-blanc.com
et le fromage de... www.fromages.com.
Le pot de vendredi, lui, au moins, sera digne.
Le
portail de Microsoft
propose une rubrique "services à domicile".
J’arrive sur un site futé, Boissons
chez vous, où l’on propose de livrer
les packs d’eau à domicile. Et quelques bonnes
bouteilles aussi. La commande est passée
pour demain 18 heures. Après avoir tâté
de tous les portails de restaurants (www.chronoresto.fr
; www.canalfood.com
; www.eatonline.fr), à peu près efficaces,
et goûté à toutes les cuisines,
je décide de m’offrir un plateau chez Flo
prestige (www.floprestige.com). Je m’apprête
à valider le menu choisi quand Flo signale
qu’il est plus de 14 heures et que je ne pourrai
pas être livré ce soir. Avant de m’assommer
avec les frais de livraison : 160 F ! Pour un plateau-repas
à 106 F ! J’en suis quitte pour recommander
les raviolis japonais d’hier midi.
Grasse
matinée. L’essentiel de la mission est accompli.
Je n’ai plus qu’à attendre les vêtements.
Le pantalon arrive vers 11 heures. Par mail, les
chaussures Bexley confirment : ils ne livreront
pas aujourd’hui mais d’ici à "mardi,
au plus tard". Du coup, j’annule. Et toujours
pas de nouvelles de Houra...
18 heures
On frappe à la porte. Le livreur de
Boissons chez vous est ponctuel. Après cinq
jours d’enfermement, c’est l’heure de la délivrance.
Je vais recevoir mes invités - sans avoir
pu me laver depuis lundi. Surtout, je vais voir
des gens, parler, respirer l’air de la ville. Ça
va faire du bien.
Post-scriptum : le tee-shirt est arrivé à
l’adresse de facturation (mon domicile) ; G20 n’a
toujours pas répondu ; Houra n’est jamais
venu, la commande a été annulée
le mercredi suivant.