"Une ’foule intelligente’ n’agit pas nécessairement judicieusement" [Howard Rheingold]
Cofondateur du site d’informations HotWired, animateur-pionnier de The Well, l’une des premières communautés en ligne, Howard Rheingold analyse depuis une vingtaine d’années les répercussions sociales des nouvelles technologies. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés à Internet (La Réalité virtuelle en 1993 et Les Communautés virtuelles en 1995), ce Californien n’hésite pas à se transformer à l’occasion en futurologue. Dans son dernier livre, Smart Mobs - The Next Social Revolution, paru aux Etats-Unis en octobre 2002 mais pas encore publié en français, il s’intéresse aux technologies mobiles, utilisées par les "foules intelligentes", qu’il s’agisse de bandes d’adolescents ou de militants politiques (lire notre article). Connu également pour ses chemises psychédéliques et ses chaussures peintes à la main, l’auteur-prophète explique à Transfert pourquoi il croit que ces technologies constituent la prochaine "révolution techno-culturelle".
Qu’entendez-vous par "smart mobs" ou foules intelligentes ?
Howard RHeingold : Tout groupe qui agit collectivement à l’aide de moyens de communication mobiles (téléphones portables, assistants personnels PDA, etc.) et d’Internet. Bien sûr, l’action collective existe depuis que les gens communiquent et a bénéficié auparavant de l’imprimerie, du téléphone et d’autres inventions. Mais ce qui est nouveau, aujourd’hui, c’est que les gens ont des objets mobiles qui permettent de coordonner des actions en temps réel, en communiquant non seulement par la voix mais aussi par SMS et en accédant à Internet où qu’ils se trouvent. Cela a de profondes conséquences sociales, économiques et politiques.
Pouvez-vous nous donner des exemples de foules intelligentes ?
Dans mon livre, je cite par exemple le cas des manifestations pacifiques aux Philippines, qui ont fait chuter le gouvernement du président Estrada en 2001 et ont été coordonnées au départ par SMS. Sur mon blog, depuis la sortie de mon livre, j’ai mentionné la jeune génération de Sud-Coréens qui a fait pencher le scrutin en faveur du président Roh. Ils ont envoyé en décembre 2002 à la veille des élections des milliers d’emails et de SMS pour contrebalancer le pouvoir de la presse conservatrice.
En anglais, le terme "mob" évoque la mobilité mais a aussi des connotations négatives, comme celle de cohue ou de mafia. Pourquoi avoir choisi ce terme ?
Par ce titre, je voulais indiquer clairement que si ces nouvelles technologies ont, je crois, beaucoup de conséquences positives, il y a aussi des aspects négatifs. Une "foule intelligente" n’est pas nécessairement une foule qui agit judicieusement...
On peut citer le cas des émeutes meurtrières au Nigéria contre l’élection de Miss Monde, en novembre 2002, où l’envoi de SMS a aussi joué un rôle (Certains émeutiers auraient relayé par SMS un article de journal jugé blasphématoire, Ndlr). Et des terroristes des attentats du 11 septembre, qui se sont servi des communications mobiles et d’Internet pour coordonner leurs activités. Des groupes extrêmement organisés qui ont des intentions destructrices peuvent ainsi les concrétiser plus efficacement.
Par ailleurs, lorsqu’elle est immédiate, l’action collective se passe de délibérations et de réflexions... En cela également, les foules intelligentes n’agissent pas toujours judicieusement.
Vous affirmez dans votre livre que "des groupes utilisant ces technologies mobiles acquerront de nouvelles formes de pouvoir social". Peut-on s’attendre à ce que des populations soient plus militantes simplement parce que certaines technologies le leur en donnent la possibilité ?
Il faut faire attention à ne pas projeter ses désirs sur la technologie. Et à ne pas confondre objectifs et moyens. Les technologies donnent en effet aux gens les moyens de se mobiliser sur le plan social et politique, mais le feront-ils ? Cela dépend des circonstances de chaque pays.
Mais nous voyons déjà des changements en termes de mobilisation politique : aux Etats-Unis, les élections présidentielles de 2004 sont les premières élections où internet joue un rôle très important. L’organisation Moveon.org mobilise ainsi des millions d’électeurs (lire notre article) et a pu rendre crédible Howard Dean, qui passait au départ pour un candidat démocrate marginal. Pendant les manifestations contre la guerre en Irak, Internet et les téléphones portables et SMS ont permis à une multitude de groupes de s’auto-organiser. Certes, il y avait quelques grands groupes fédérateurs. Mais la plupart étaient des petits groupes qui ont pu mobiliser leurs membres très rapidement.
Les gens utilisent ces technologies pour des usages très divers : certains usages sont très sérieux (mobilisation lors des élections et manifestions politiques). D’autres sont plus frivoles comme les "foules inexplicables" organisées par le Mob Project à Manhattan (lire notre article, et relèvent peut-être simplement d’effets de mode.
Ces technologies sont-elles véritablement révolutionnaires, comme vous l’affirmez dans le titre de votre livre, ou ne font-elles qu’amplifier des mouvements politiques et sociaux qui existent depuis longtemps ?
Quand on combine deux technologies - ici les technologies mobiles et internet -, le résultat est plus puissant que la somme des composants. Nous sommes au début d’une époque où les moyens de communication mobiles et internet et PC fusionnent. Cela entraînera dans les 10 ans à venir des changements importants, à mesure que la puissance de ces technologies continue d’augmenter.
Il est important de savoir que des gens qui n’ont jamais utilisé des PC ont maintenant accès à des téléphones portables d’où ils peuvent ou pourront accéder à internet pour obtenir des informations qui vont les aider dans leur vie de tous les jours. J’ai vu des habitants des bidonvilles du Brésil utiliser des téléphones portables. Au Bangladesh, la Banque mondiale donne aux femmes des micro-prêts leur permettant d’acheter un téléphone portable et de le louer ensuite aux autres villageois. En Afrique, des pêcheurs peuvent recevoir sur leur bateau un SMS leur indiquant quel marché est prêt à acheter leurs poissons. Grâce aux technologies mobiles, la révolution de l’information atteint beaucoup de gens qui n’en avaient pas bénéficié auparavant. Tout cela est potentiellement révolutionnaire.
Même si les téléphones portables sont moins chers que les PC, la majorité des habitants des pays en développement n’en ont pas, faute de moyens et d’infrastructures. Les foules intelligentes sont-elles des foules privilégiées ?
On estime que d’ici six à sept ans, le coût d’un téléphone portable - 1000 fois plus puissant que le 1er ordinateur ! - avec accès haut débit à internet sera équivalent au salaire mensuel moyen mondial, c’est-à-dire à 60 dollars. A long terme, ces technologies importantes seront donc plus abordables. Et la fracture numérique ne sera plus entre ceux qui ont accès aux technologies et les autres mais entre ceux qui savent s’en servir - les jeunes par exemple - et ceux qui ne savent pas. Ainsi qu’entre ceux qui ont un réseau social et les autres.
Vous posez dans votre livre la question suivante : "Ces foules intelligentes seront-elles réduites à l’état de consommateurs passifs de médias centralisés ? Ou y aura-t-il une mise en commun de l’innovation, où de nombreux utilisateurs auront aussi la possibilité de produire et créer ?". Que prédisez-vous à ce stade ?
L’avenir semble sombre. Des centaines de millions de personnes se sont emparées du pouvoir qu’internet et PC fournissent. Mais les studios de cinéma, les majors du disque, les opérateurs téléphoniques qui détiennent certains spectres de fréquence, les entreprises détentrices de copyright agissent de concert et font pression à l’échelle mondiale, en versant des sommes énormes aux lobbys, pour que les lois soient modifiées en leur faveur. Et avec l’OMC et la mondialisation, les lois qui sont adoptées dans un pays donné le sont très rapidement dans d’autres pays. Toutes ces restrictions risquent de limiter la capacité des gens à innover. A l’avenir, il faudra peut-être travailler pour Sony ou Disney pour pouvoir véritablement innover ! Si j’ai écrit ce livre, c’est entre autres pour que davantage de gens prennent conscience des véritables enjeux. Les politiciens écoutent pour l’instant ceux qui les paient - les lobbyistes - il faut donc que les citoyens se mobilisent pour se faire entendre.
Sur votre blog, vous mentionnez souvent le terme "logiciel social". Ces outils de communication et de collaboration est-il vraiment d’une nouveauté ?
Il s’agit d’un nouveau terme, qui désigne quelque chose qui existe en effet depuis un certain temps. Messagerie instantanée, e-mail, blogs, wiki (sites dont les internautes peuvent modifier toutes les pages, Ndlr), chats, emails : autant de différents moyens que les gens peuvent utiliser non seulement pour communiquer mais aussi pour coordonner leur action. Les foules intelligentes se situent à l’intersection de ces technologies et de l’action collective et dépendent donc de ce type de logiciels.