Un artiste condamné à 3000 euros d’amende pour avoir mentionné un site par e-mail
Un artiste fait appel de sa condamnation à 3000 euros d’amende pour avoir mis un lien, dans un e-mail non-sollicité, vers rotten.com, un site d’images morbides. Le procès aura lieu le 6 mai prochain.
Bruno Richard, publicitaire, est l’une des principales figures de la culture "trash" et underground francophone. Artiste, proche de Kiki et Loulou Picasso, Jean-Louis Costes, Anne van der Linden, Pascal Doury, il diffuse ses oeuvres auprès d’un cercle de connaisseurs (artistes, éditeurs, galeristes, simples amateurs) et a été exposé dans de nombreuses galeries, tant en France qu’à l’étranger. Ecrivain, il a publié chez Balland son "Journal sale", disponible dans toute bonne librairie.
"Elles sont de sortie n°56", Collection « Le Rayon », Balland
Depuis quelques années, il s’est également lancé dans la diffusion, par e-mail, de certains de ses textes et dessins. Ses mails contiennent aussi des liens qui pointent vers des sites extérieurs.
En avril 2001, une personne lui demande de ne plus recevoir ses mails, "faute de quoi il préviendrait la gendarmerie". Et c’est à ce moment que les ennuis de Bruno Richard commencent. Car à une lettre près, l’adresse e-mail de cette personne ressemble à celle de quelqu’un ayant explicitement demandé à Bruno Richard de recevoir ses envois électroniques. Croyant à une plaisanterie, Bruno Richard continue d’envoyer ses mails à la personne qui ne souhaite plus les recevoir.
Trois e-mails plus tard, cette personne se rend à la gendarmerie pour faire constater la nature des envois de Bruno Richard. Elle qualifie les dessins, images et photographies envoyés de "violents", "morbides" et "d’horreurs", tout en précisant qu’elle ne désire pas porter plainte.
En l’espèce, il s’agissait de photographies d’un sexe d’homme pansé et légèrement coupé, ainsi que d’un lien vers rotten.com (pourri.com, en VO), le plus célèbre des sites internet consacré à des photos d’autopsies, scènes de crimes, suicides et autres images "pouvant heurter la sensibilité" (on compte des centaines de sites américains de ce type).
La gendarmerie constate que la personne a consulté, sur rotten.com, les images de l’autopsie d’un nourrisson, d’un foetus découpé et d’une tête d’homme mort entaillée.
3000 euros d’amendes pour avoir fait un lien dans un e-mail
Le procureur de la république décide de porter plainte contre Bruno Richard pour avoir "diffusé par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, susceptible d’être vu ou perçu par un mineur". L’affaire est entendue le 25 novembre 2002 au tribunal correctionnel du Mans.
Reconnaissant le caractère "un peu spécial" de ses envois, Bruno Richard, pour sa défense, argue qu’il ne pensait pas que le plaignant ait pu réellement en être choqué, dans la mesure où les récipiendaires de ses e-mails sont des personnes averties a priori peu susceptibles d’être choquées par ce genre d’envoi, et qu’il n’avait pas compris qu’il s’agissait d’un homonyme.
Le juge Lavergne rejette la plainte du procureur de la République concernant les dessins et photos envoyés par Bruno Richard dans ses mails. En revanche, il avance que les images publiées sur rotten.com, qui peuvent être accessibles à un mineur, répondent "incontestablement aux définitions d’images violentes et attentatoires à la dignité humaine".
Qualifiant les photographies de rotten.com de "brutalité totalement gratuite et [de] sens de la provocation qui ne peuvent que heurter violemment toute sensibilité normalement constituée, tant elles sont dégradantes", le juge condamne alors Bruno Richard à une amende de 3000 euros.
Un juge critique d’art ?
Son avocat, Jean-Pierre Millet, qui avait plaidé, en vain, la relaxe pure et simple de son client, lance aujourd’hui un "cri d’alarme" : "le Parquet s’est totalement fourvoyé, confondant un "site" (message ouvert) et un "e-mail" (correspondance réputée confidentielle)".
Kolor love (DR)
Jean-Pierre Millet reproche également au Parquet d’avoir pris l’initiative, "en l’absence de toute plainte, de poursuivre un artiste underground en l’accusant d’avoir diffusé sur la toile des images inconvenantes", et rappelle que Bruno Richard a d’ores et déjà été publié et encensé dans de nombreuses revues d’art.
Contestant au juge le titre de "critique d’art", l’avocat s’étonne de le voir exercer "dans le domaine du goût" et le compare à un "censeur", tout en lui reconnaissant le fait de n’avoir pas qualifié les photographies de Bruno Richard d’"oeuvres violentes ou pornographiques". Des photos que le magistrat avait néanmoins estimées "d’un goût particulièrement douteux".
Rappelant que les juges "sont censés être des techniciens du droit", il reproche au magistrat d’avoir démontré que le message était "susceptible d’être lu par des mineurs" et donc de tomber sous le coup de la loi, parce que Bruno Richard ne se serait pas "assuré de l’exactitude des coordonnées de ses destinataires", quand bien même l’auteur de la main courante était majeur.
Une grave atteinte aux droits des internautes
Le moteur de recherche Dir.com répertorie quant à lui, dans le web francophone, 1 568 pages faisant référence à rotten.com. Faudrait-il toutes les interdire ?
Jean-Pierre Millet, connu pour être l’un des principaux avocats en matière de libertés individuelles sur l’internet (il avait, entre autres, plaidé dans l’affaire Larsen), voit surtout dans cette affaire une grave atteinte aux droits des internautes : "il s’est trouvé une juridiction pour retenir la responsabilité pénale de l’auteur d’un message qui avait fait simple référence (sans apologie particulière) à un site".
"Est-il besoin de rappeler que le secret des correspondances est une liberté publique ?", rappelle l’avocat, se référant tant aux textes communautaires et nationaux qu’à la jurisprudence française, pour qui les e-mails relèvent de la correspondance privée.
A-t-on le droit, ou pas, de faire un lien vers un contenu potentiellement offensant ou délictueux dans un e-mail ? Réponse le 6 mai prochain à la cour d’appel d’Angers.