Tribune : "Beaucoup de bruits de bottes pour quelques pas-grand-choses" [Laurent Chemla]
Pour l’informaticien militant, le Mrap fait fausse route "en légitimant un Etat policier"
A 39 ans, Laurent Chemla est l’un des fondateurs associés de la société
d’enregistrement de noms de domaine Gandi. Informaticien spécialiste des
logiciels libres, il est également l’un des créateurs de l’Association des
utilisateurs d’internet. En février 2002, il a publié aux éditions Denoël
les Confessions d’un voleur, également disponible en ligne. Laurent Chemla
est, enfin, le trésorier de l’association Transfert2, qui édite le site
transfert.net.
Laurent Chemla a assisté hier matin à la conférence de presse du Mouvement
contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), qui présentait
son rapport sur l’islamophobie en ligne, la galaxie Liberty-web et
Sos-racaille (lire notre dossier). Il nous a adressé le texte qui suit :
En écoutant Mouloud Aounit parler des résultats de deux ans d’enquête, lors de la conférence de presse du Mrap d’hier matin, il était difficile de ne pas se demander : "Tout ça pour ça ?"
Selon les chiffres fournis par le Mrap, hélas sans plus de précision, deux ans de "nouvelle extrême droite" sur internet représenteraient 150 000 intervenants ( ?), 400 000 articles publiés, 15 procédures pénales et 18 signalements auprès du procureur. Je n’irai pas détailler d’avantage ces chiffres : sans autre information, ils diront de toute façon ce qu’on voudra leur faire dire (et le contraire bien entendu).
Mais ce qui étonne, dans tout ce dossier, ce n’est pas le nombre de racistes qui se servent d’internet pour étaler leur haine de l’autre à la face du monde : la possibilité de parler, masqué derrière un anonymat plus ou moins poussé, à travers une technologie sans visage, a toujours poussé certains humains à oser afficher une bassesse quotidienne qu’ils n’auraient de cesse de cacher s’ils devaient assumer leurs propos.
Le passage à l’acte est facilité par la technologie, même si cette dernière n’est évidemment pas responsable de la pensée imbécile qui sous-tend le racisme.
Ce qui étonne, ce n’est pas non plus, n’en déplaise au Mrap, le fait que la justice soit lente et inefficace sur internet : elle ne l’est pas là plus qu’ailleurs, au contraire. Quand on les interroge, les services spécialisés annoncent des taux d’élucidation des affaires supérieurs à ceux qu’affichent les services de police en charge des enquêtes hors du réseau.
Non, vraiment : ce qui surprend d’abord c’est l’absence totale de proposition concrète, en dehors de la sempiternelle "volonté politique" associée à son cortège de "Il faut que la police dispose de plus de moyens". Je suis désolé de le dire, mais on touche là comme ailleurs au degré zéro du discours social.
Technique et politique
Ce qui étonne, aussi, c’est le refus souvent répété de considérer les questions techniques et les problèmes que pourraient poser aux libertés fondamentales une quelconque responsabilisation des intermédiaires : "Ce débat là n’a pas lieu d’être et, puisqu’il est technique, laissons-le aux techniciens."
Mais voilà : en tant que technicien, je sais trop bien comme toute réponse technique qui ne va pas dans le sens espéré par les interlocuteurs politiques est tout simplement ignorée, repoussée au profit d’avis incompétents fournis par quelques spécialistes autoproclamés qui n’ont d’autre objectif que de s’assurer une place dans tel ou tel organisme de consultation.
Et bien sûr, comme on préfère botter en touche dès que les choix techniques deviennent des choix politiques, on finit par se retrouver avec des décisions politiques qui n’ont strictement aucune portée technique : "Il faut filtrer les sites illégaux", comme si c’était possible sans interdire l’utilisation du téléphone en France. "Il faut responsabiliser les fournisseurs", comme si ça n’allait pas porter atteinte aux libertés fondamentales.
Et ce qui gêne finalement bien d’avantage encore, à la réflexion, ce sont les projecteurs braqués sur ces quelques anonymes qui n’en espéraient certainement pas tant (merci beaucoup pour la pub, au revoir et à bientôt).
Car que veulent-ils en effet, ces racistes quotidiens qui n’osent leur médiocrité que planqués derrière tel ou tel anonymiseur, sinon qu’on les remarque, sinon que d’apprendre qu’ils ont réussi par leur discours à faire mal à ceux qu’ils haïssent ?
Quelle est leur existence en dehors de celle que les cibles de leurs diatribes veulent bien leur accorder ? Sans pour autant les ignorer, que seraient-ils aujourd’hui si, plutôt que de médiatiser une vente d’objet nazis, on se contentait de faire condamner, chaque jour qui passe, avec les moyens existants déjà, le nouvel anonyme qui se croit à l’abri de toute poursuite parce qu’il insulte les valeurs républicaines depuis son fauteuil ? Et quelle importance si les résultats n’atteignent pas 100 %, et quelle importance si les procès sont peu médiatisés, du moment que les condamnations le sont et qu’on affiche ainsi clairement que notre pays considère que la haine n’est pas une opinion ?
Mais non. Plutôt que de former la population en lui montrant ainsi, quotidiennement, que la haine est un délit, on préfère semble-t-il faire quelques exemples tapageurs dont le résultat (que ce rapport constate plus qu’il ne le dénonce) ne pourra être que de pousser encore d’avantage de ces pas-grand-chose à oser afficher ce qui leur sert de pensée pour atteindre, enfin, le Nirvana de la célébrité qu’ils espèrent. On préfère médiatiser encore d’avantage cette haine, pour se contenter de demander ensuite davantage encore de police. Comme si c’était la bonne solution, comme si ça allait servir le débat, comme si ça pouvait, miraculeusement, changer la mentalité des racistes.
On mesure dès lors toute l’ironie de la réponse qui me fut faite hier, lorsque je demandais pourquoi, au lieu de laisser des simples citoyens affronter seuls cette "armée de la haine" dénoncée par le Mrap, les diverses organisations anti-racistes ne venaient pas, elles aussi, défendre les idées qui nous sont chères dans les forums qui reçoivent chaque jour ces torrents de boue. On m’a dit "par manque de moyens", certes, et je ne peux que m’inquiéter moi aussi de la faiblesse de la mobilisation anti-raciste.
Mais on m’a dit aussi : "Pour ne pas légitimer leurs propos en leur répondant."
Mieux vaut, sans doute, légitimer un état policier en médiatisant ces mêmes propos sans y répondre.
Laurent Chemla