Les employés du leader mondial de la vente en ligne veulent se syndiquer. Dans la bataille qui les oppose à une direction hostile, les organisateurs ont élargi leur action à la France et à l’Europe. L’enjeu : créer le premier syndicat dans une dotcom.
"Nous en sommes encore au premier jour de l’histoire d’Amazon." C’est par cette maxime que Jeff Bezos, le patron du leader mondial du commerce en ligne, rappelle depuis 1995 à ses employés dévoués que la route est longue et parfois pavée de sacrifices. Depuis le 17 novembre, une partie des salariés en question ont pourtant décidé de passer la seconde en créant un embryon de syndicat au nom plein d’espoir : day2@Amazon.com. À l’initiative de Washtech, la petite Alliance des travailleurs des nouvelles technologies de l’...tat de Washington, une cinquantaine d’employés du service client se sont permis de se plaindre publiquement des conditions de travail dans leur centre de Seattle. "Beaucoup ne veulent plus accepter les heures supplémentaires obligatoires, l’absence de congés pendant les jours fériés, les horaires modifiés sans préavis et la faible sécurité de l’emploi", résume Barbara Judd, porte-parole des 250 adhérents de Washtech. À quelques semaines de Noël, période cruciale aux yeux des investisseurs, elle sait que l’attaque est stratégique et espère rencontrer plus de succès que lors des tentatives infructueuses de 1998 et 1999. Washtech a reçu le soutien, depuis le 20 novembre, du Prewitt Organizing Fund (POF). Cette autre association de défense des employés est spécialisée dans le e-commerce parce que "ce secteur dessine le futur des conditions de travail aux ...tats-Unis, voire dans le monde". "Cette campagne devrait mettre un terme au mythe qui dit que les travailleurs de la nouvelle économie ne veulent pas de représentation et que les syndicats ne sont plus pertinents au XXIe siècle", annonce Marcus Courtney, cofondateur de Washtech. Ce dernier tente en vain depuis des années de mobiliser les milliers d’intérimaires permanents de Microsoft, exclus des avantages sociaux maison.
À l’Est, il y a SUD
Autre aspect symbolique, l’offensive syndicale contre Amazon se veut internationale. Pour montrer leur détermination, les membres du POF ont étendu la sensibilisation aux filiales d’Amazon en Europe. Le porte-parole du POF, Patrick Moran, a donc contacté les responsables du syndicat français SUD pour organiser mardi 21 novembre une distribution de tracts à la sortie de l’entrepôt de Boigny-sur-Bionne, dans la banlieue d’Orléans. Accompagné de quatre syndicalistes français, l’Américain a été plutôt surpris de ne pas être éconduit par le personnel de sécurité. Le texte a été lu par environ trente des cinquante employés du site et les réactions étaient plutôt bonnes. Marie-Thérèse Deleplace, une responsable SUD Télécom qui a participé à l’opération, estime que l’action a surtout été une expérience de relativisme culturel : "Créer un dialogue social chez Amazon France ne semble pas plus difficile qu’ailleurs. Aux ...tats-Unis, les directions sont beaucoup plus autoritaires et répressives." Vincent Marty, le directeur d’exploitation du site confirme : "Nous sommes à l’aise avec tous les points évoqués dans le tract. Nous sommes aux 35 heures, avec des salaires supérieurs de 15 % à la moyenne régionale. Nous discutons avec les employés pour créer bientôt une représentation salariale."
Mercredi 22 novembre, Patrick Moran a poursuivi sa tournée européenne de sensibilisation par une petite conférence de presse dans la Hesse, où est implanté le centre de distribution d’Amazon Allemagne. Aidé par les syndicats DGB et HBV, spécialisés dans les services, il a exposé la " guerre psychologique " en cours aux ...tats-Unis et appelé à la solidarité internationale. En effet, les 500 employés du site allemand compte déjà des syndiqués qui ont un représentant au comité d’entreprise. Jeudi 24 novembre, Patrick Moran devait prendre la parole lors d’un forum de recrutement pour jeunes diplômés à Cologne. Avec toujours le même objectif : obtenir des soutiens en Europe pour la bataille américaine.
J’achète votre attention
Aux ...tats-Unis, le conflit en cours aura en effet valeur d’exemple. Pour monter le premier syndicat jamais créé dans une dotcom américaine, les organisateurs doivent faire signer leur pétition à 30 % des 400 employés du service client de Seattle avant de l’envoyer au National Labor Relations Board. Cette autorité fédérale pourra alors demander l’organisation d’un vote pour la création d’un syndicat, qui deviendra effective si la majorité se prononce. Les rebelles tentent donc depuis plusieurs jours de rallier leurs collègues et ont annoncé leur but : déposer la pétition avant le 25 décembre. Face à ce soulèvement, la direction s’est montrée hostile, mais sereine : "Ce n’est pas la première fois que les employés essayent de s’organiser. Nous n’avons pas de syndicats à Amazon et nous n’en avons pas besoin", a affirmé la porte-parole Patty Smith. Jeff Bezos en personne a pourtant organisé en 24 heures trois séminaires d’information pour recadrer les employés. Dédommagés pour venir écouter une heure de bonne parole patronale, les salariés sont, selon Washtech, victimes de manœuvres anti-syndicales. Dans la presse, la direction d’Amazon n’a pas manqué de citer une étude de Webmergers qui a compté 130 fermetures de start-ups américaines pour la seule année 2000. Mais Jeff Bezos a surtout martelé son argument principal : "Tous les employés d’Amazon sont actionnaires. Ils ont déjà tout le loisir de s’exprimer sur les conditions de travail."
Comme chez Dickens
Devenu le symbole de toute la nouvelle économie, Amazon a construit son ascension sur le pacte social de l’entreprise moderne et américaine : "Travaillez beaucoup, soyez flexibles, dévoués, et Amazon sera une success story dans laquelle tous seront récompensés." Pierre angulaire du contrat : les stock-options, distribuées largement aux 7 500 salariés. Mais après cinq années d’exercice, les pionniers de l’e-commerce sont fatigués et trouvent leur condition moins idyllique. S’il n’y a pas eu de licenciements au service client de Seattle, tous savent que 150 employés du siège ont été remerciés en janvier dernier avec un préavis d’une heure. Les salariés-actionnaires parlent de "besoin de loyauté" et tremblent aux rumeurs de délocalisations dans des ...tats aux rémunérations plus faibles, comme le Dakota Nord ou la Virginie. Les employés trouvent que 11 dollars de l’heure comme salaire de base après formation, ce n’est plus assez pour vivre dans le très technologique ...tat de Washington. L’ardeur des aventuriers a surtout suivi le cours de Bourse : malgré un chiffre d’affaires en hausse de 79 %, les 688 millions de dollars perdus au troisième trimestre ont amené le titre à 27,8 dollars. Soit un quart de son record historique. Les employés les plus remontés parlent de stock scam, d’arnaque des stock-options.
Les employés comptent avoir gain de cause grâce à leur effet levier. Si la direction continuait à se montrer intraitable, certains songent par exemple à ralentir l’activité. Une catastrophe à l’approche des fêtes de Noël. Ce 23 novembre, jour férié de Thanksgiving, le POF a durci le ton en rappelant que les salariés d’Amazon seront autorisés à manger la dinde avec leur famille sur leur lieu de travail. "On croirait un droit de visite pour prisonniers. Il n’y a rien de nouveau dans la nouvelle économie, c’est plutôt du Dickens." Pour fédérer le mouvement, il a annoncé vouloir créer une Alliance des salariés de la nouvelle économie. Les Français de SUD lui emboîtaient hier le pas en demandant "le droit de tisser des liens entre salariés d’une même entreprise, quelle que soit son implantation dans le monde." Travailleurs-actionnaires de tous les pays...