Un faire-part de décès parmi d’autres, glané sur internet au matin du 22 août 2003 : "Officiellement, Dude n’est plus. La nuit dernière, les flics de Friendster ont eu sa peau. Lorsqu’il a été liquidé, il avait 750 amis, et son proche réseau comptait près d’un million de personnes. Il nous manquera." Ne versez pas plus de larmes que nécessaire. Dude était un "Fakester". Comprenez un personnage virtuel, imaginaire (de l’anglais "fake", truqué, inventé). Le site de rencontre américain friendster.com les a déclarés persona non grata, et s’est mis en tête de les éliminer. A la grande indignation de certains de leurs créateurs, prompts à lancer un "Manifeste des Fakesters", qui dénonce l’hypocrisie de l’anonymat imposé sur les sites de rencontre. La direction minimise leur influence.
Le créateur de Dude s’appelle Sean Bonner. Cet Américain de Los Angeles exerce, parmi autres fonctions, celle de galériste. Il figure parmi les adeptes du site de rencontre américain Friendster, une des dernières coqueluches en date outre-Atlantique. Lancé en mars 2003 dans sa version beta, friendster.com compte déjà près de deux millions d’abonnés, dont 1 % en France, avance Kent Lindstrom, Chief operating officer de la société.
La recette du succès repose, paradoxalement, sur la restriction du champ des rencontres possibles : sur Friendster.com, on ne lie connaissance qu’avec les amis de ses amis. Chacun commence par créer son "profil", c’est-à-dire son double virtuel (photographie, informations personnelles, passe-temps favoris), avant d’inviter ses amis à le rejoindre, par email. Chaque ami qui accepte l’invitation ouvre, dans le même temps, l’accès à son propre carnet de relations.
Les "realsters" dénoncent les "fakesters"
La réussite exponentielle de Friendster a son revers : la multiplication de "fakesters", à l’image de Dude. Des personnages montés de toutes pièces, ou inspirés des célébrités en vogue du moment, mais sans correspondant véritable dans la réalité. Sur friendster.com, l’internaute peut nouer contact avec Madonna, Björk et autres personnages de films.
Sean Bonner reconnaît que c’est la présence de personnages imaginaires qui l’a d’abord attiré sur le site. Et d’avouer : "Je n’ai créé qu’un seul fakester, pour figurer un ami que j’aurais voulu avoir, et qui n’existait pas sur le site. Je l’ai appelé Dude, du nom du personnage central du film "The big Lebowski", des frères Cohen. Tel que je l’ai créé, il correspond exactement au héros du film."
Le succès des fakesters est tel que certains, parmi les plus accros des internautes, recourent à une typologie spécifique pour désigner ces créatures sorties de leur imagination. Ils distinguent ainsi les "Realsters" (personnages véritables, de l’anglais "real", réel) des fakesters. Entre les deux, toute une gamme de nuances existe. Du faux vrai personnage, censé passer pour véritable, au vrai faux individu, manifestement inventé de bout en bout, difficile de s’y retrouver.
Blanche-Neige, Carl Jung et Larry Flint
Tellement difficile que Friendster a décidé de faire le ménage. "Les profils inventés recourent souvent à des éléments protégés par un copyright, ou appartenant à une marque déposée. La loi nous impose de les supprimer, explique Kent Lindstrom. Ils posent problème à nos utilisateurs. Etant donné que les faux profils sont par définition anonymes, ils sont souvent utilisés pour harceler, ou même envoyer des spams. Or notre objectif est d’offrir à nos utilisateurs un service vierge de ces contraintes." Ce sont d’ailleurs souvent les utilisateurs du site qui "dénoncent" eux-mêmes les fakesters auprès de la direction du site, poursuit le Chief operating officer.
Les contrevenants sont donc prévenus. Friendster, qui revendique un droit absolu sur le contenu du site, peut les occire sans autre forme de procès, dès lors qu’il jugera leur double virtuel peu digne de crédit.
Sean Bonner raconte ainsi la mort de Dude : "Il a disparu, c’est tout. Un jour, j’ai voulu me connecter, et j’ai appris que ’mon compte avait été suspendu’."
La riposte ne s’est pas faite attendre. Furieux, un groupe d’internautes s’est levé contre ce qu’il dénonce comme un "génocide" perpétré par Friendster et a lancé un manifeste virulent. Le "Manifeste Fakester", qui se veut acte de naissance de la "Révolution Fakester", est un curieux mélange. Plagiat à peine voilé de la Déclaration d’indépendance américaine, le texte entremêle citations de Walt Disney, de Blanche-Neige et du Roi Lion, références au philosophe Carl Jung et évocation du magnat de la presse Larry Flynt. Car ces révolutionnaires d’un nouveau genre en sont convaincus : ils luttent pour la liberté d’expression.
Droit au carnaval permanent
"Nous sommes qui nous choisissons d’être à chaque instant, en fonction de notre personnalité, de nos humeurs, de notre tempérament et de nos besoins subjectifs", affirme le manifeste. En clair, supprimez un fakester et vous assassinez une potentialité virtuelle d’un individu. "Chaque jour est Halloween", assure encore le texte, qui revendique une sorte de droit au carnaval permanent, en ligne.
Pour prolonger leur lutte, les "révolutionnaires" ont lancé un site internet et une liste de diffusion hébergée par Yahoo !. Créée le 20 juillet dernier, celle-ci rassemble pour l’instant 358 membres. Le site est hébergé par la société Netfirms, qui garantit à ses usagers la plus stricte confidentialité. Et la liste, seul moyen de contacter les signataires anonymes du manifeste, se prête naturellement à tous les trucages d’identité.
Entre le vrai et le faux, le réel et le simulé, la frontière est difficile à cerner. Et cette conception de l’identité malléable est sûrement l’un des messages de ce mouvement, dont le combat oscille en permanence entre défense de la liberté d’expression et blague potache à grande échelle.
Faux-semblants, rumeur et pub
L’auteur anonyme du texte du manifeste des fakesters se fait lui appeler "Roy Batty", du nom d’un des héros du film Blade Runner. Lessley Anderson, journaliste au San Francisco Weekly, affirme l’avoir rencontré, en passant par... Friendster. Un de ses articles décrit un jeune trentenaire, "philosophe de comptoir qui lâche les noms de Carl Jung, Joseph Campbell et du penseur avant-gardiste français Guy Debord comme d’autres de sa génération citeraient des groupes de rock indépendant".
Face à cette révolte qui manie habilement les faux-semblants, Friendster ne se fait officiellement aucune inquiétude. "Nous avons eu vent d’une rumeur, selon laquelle nous aurions lancé la ’Révolution Fakester’ pour nous faire de la publicité. C’est faux. Leur manifeste n’est visiblement rien d’autre qu’une parodie. Je ne pense pas qu’ils soient vraiment sérieux", assure Kent Lindstrom.
Il reconnaît cependant que cette "publicité" inattendue peut-être gênante et prend soin de ne pas paraître trop dur avec ces habiles critiques : "C’est vrai que certains des profils inventés sont pleins de créativité et très drôles. Nous travaillons pour que les gens puissent, sur notre site, exprimer davantage leurs intérêts et leur créativité, sans porter atteinte à l’ensemble du réseau. Nous sommes ouverts à toute idée en ce sens."
Sean Bonner, lui, n’en doute pas. Friendster devra baisser sa garde, tôt ou tard : "Les gens créent des fakesters beaucoup plus vite que Friendster ne peut les éliminer". A défaut, le site de rencontre pourrait être tenté de les récupérer.