En Russie, un e-zine d’investigation crie au "Russiangate" : il publie la retranscription d’écoutes, réalisées sur des centaines d’individus, par le conglomérat médiatico-financier Most.
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Près de 20 000 pages tapées à la machine : c’est le butin de guerre de l’"agence fédérale d’enquêtes" russe Free Lance Bureau, un site Web qui s’est donné pour mission de renouveler le genre de l’investigation journalistique, en ouvrant ses pages aux contributeurs indépendants. Cette masse d’information est la retranscription d’écoutes réalisées par le service de sécurité du groupe Most, un conglomérat regroupant des services financiers et des médias russes.
Les journalistes se "sont procuré" la base de données, il y a un mois. Elle circulait depuis deux ans sur le marché moscovite, deux informateurs anonymes ayant décidé de la monnayer pour 50 000 dollars. Les trois rédacteurs du FLB ont épluché la base afin de supprimer les numéros de téléphone, de passeport et les adresses. Ils n’ont pour l’instant publié qu’une partie des écoutes, les autres devant suivre bientôt.
Le who’s who russe sur écoutes
La liste des victimes est impressionnante. Elle compte des hommes politiques comme Serguei Kirienko et Viktor Tchernomyrdine (ex-Premiers ministres), Valentin Lazoutkine (conseiller du représentant de la présidence), Iouri Loujkov (maire de Moscou), Boris Nemtsov (vice-Premier ministre et député à la Douma), Vladimir Rouchailo et Iouri Tchaïka (ministres de l’Intérieur et de la Justice). Y figurent aussi le procureur général de la République, l’entraîneur de tennis de Boris Eltsine, le Patriarche Alexis II, une série de magnats et de banquiers (Onexim Bank, Menatep, Lukoil, Boris Berezovski...), des artistes reconnus, les directeurs des grands médias et quelques journalistes...
Le FLB prend des gants et émet des doutes quant à l’origine annoncée de la base de données, le groupe Most : "Seule une enquête, suivie d’un procès, peut déterminer les vrais collecteurs de cette gigantesque masse de données opérationnelles et de matériel issu d’écoutes. Mais est-on jamais allé jusqu’au procès dans notre pays ?" On peut en tout cas supposer que les services de sécurité russes ne sont pas mécontents de la publication de ces documents, puisqu’ils n’ont pas été retirés du Web alors qu’ils sont stockés sur un serveur russe, et puisque les auteurs n’ont pas été inquiétés.
Big Brother a changé de tête
Serait-ce alors un moyen de mobiliser l’opinion autour du thème de campagne du président Poutine, la lutte contre la corruption de l’élite ? Les journalistes soulignent que les informations contenues dans les écoutes ne valent pas les 50 000 dollars annoncés. Les écoutes ne concernent plus seulement l’élite.
Mais ils mettent en avant un autre scandale : l’essor incroyable des services de renseignement privés depuis la fin de l’URSS. "Battre la concurrence, mettre en place une surveillance extérieure sont devenus des pratiques courantes pour les services de sécurité privés et les agences de détectives. Une pratique catégoriquement interdite, mais le business dicte sa loi." Et les entreprises, elles, n’ont pas besoin de mandats comme le KGB soviétique ou le FSB actuel pour espionner le citoyen russe lambda.
De telles atteintes à la vie privée ont déjà eu lieu pendant la campagne présidentielle de 1996, lorsque les conversations téléphoniques de l’équipe de Boris Eltsine avaient été exhumées, montrant sous leur plus mauvais jour les politiciens. "Personne n’a alors réfléchi sérieusement à un concept comme ’l’immixtion dans la vie privée des citoyens’", proteste le FLB. D’aussi lamentables épisodes ont en fait, de l’avis des journalistes, "massacré les significations des valeurs constitutionnelles les plus sacrées."
Mais alors, pourquoi publier ces écoutes ? Pour les journalistes, la dérive vers une société de surveillance aboutit à un scandale encore pire que le Watergate américain, qui restait confiné à quelques hommes politiques. Il s’agit d’un "Russiangate" concernant toute la nation. Ils espèrent bien qu’après publication de la base de données, le débat sur la privacy (protection de la vie privée) sera lancé dans l’opinion russe.