"Pour étudier la commercialisation des OGM, nous avons construit une Europe artificielle" [Juliette Rouchier]
Cette chercheuse a créé un univers virtuel peuplé de décideurs, lobbies et opinions publiques
Titulaire d’un doctorat en environnement, Juliette Rouchier travaille au sein du Groupe d’économie quantitative d’Aix-Marseille (GREQAM), rattaché au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Elle a créé un modèle informatique "intelligent" pour étudier comment lobbies, politiques et opinions européennes interagissent dans les prises de décision d’autoriser ou non la mise sur le marché de cultures OGM.
Les recherches de Juliette Rouchier s’inscrivent dans le champ de l’économie cognitive, un paradigme qui est sorti de l’ombre lors de l’attribution du prix Nobel d’économie 2002 à Vernon Smith et Daniel Kahneman. Rendue possible par la découverte de nouveaux outils mathématiques (comme la théorie des jeux) et informatiques (comme les systèmes multi-agents), l’économie cognitive vise à transformer les modèles économiques classiques en dotant leurs agents économiques d’une rationnalité qu’ils pensent plus proche de la rationnalité humaine.
Phénomènes insaisissables
Ainsi l’économie cognitive considère que, contrairement à l’homo oeconomicus, qui fait ses choix en fonction d’une analyse "logique" des situations, l’homo sapiens les fait en fonction de critères subjectifs liés à son histoire et sa psychologie. Cette approche permet d’aborder des phénomènes insaisissables par la théorie dominante, comme l’apparition des hiérarchies, l’évolution des opinions ou les mécanismes de prises de décision collectives.
Lors de ses derniers travaux, Juliette Rouchier s’est penchée, avec Sophie Thoyer, de l’Inra (Institut national de recherche agronomique) sur les mécanismes de décision européens en matière de produits OGM. Les chercheuses voulaient étudier les changements causés par la modification, en 2001, du processus de mise sur le marché européen, initialement mis en place en 1990.
Selon la procédure initiale, l’autorisation était accordée si l’unanimité des pays membres votait pour la commercialisation. En cas de majorité, sans unanimité, un second vote avait lieu et l’autorisation était finalement accordée si une majorité de membres votait pour. Dans la procédure de 2001, un troisième vote a lieu, après une campagne d’information et de débat dans chaque pays. Et s’il n’y a pas unanimité, l’OGM est interdit...
Juliette Rouchier a exposé ces recherches lors d’un atelier sur les agents interactifs en économie (WEHIA) qui s’est tenu à Kiel en Allemagne, du 29 au 31 mai 2003. Elle présentera à nouveau ses travaux le 14 juillet prochain à Melbourne en Australie, lors du 4e Workshop MABS, consacré aux simulations multi-agents.
Comment vous y êtes-vous prises pour étudier le processus de mise sur le marché des produits OGM en Europe ?
Juliette Rouchier : Nous voulions comparer l’efficacité des deux réglementations, celle de 1990 et celle de 2001, en termes de satisfaction des opinions publiques, mais aussi étudier leur capacité à favoriser l’émergence d’un consensus sur la question des OGM.
Pour cela, nous avons construit une Union européenne "artificielle" fondée sur un système multi-agents qui simulait deux procédures d’autorisation de commercialisation différentes. Nous avons évalué la capacité d’influence des lobbies à partir d’études sur la sensibilité des populations aux OGM.
Qu’est-ce qu’un système multi-agents ?
Un système ou un modèle multi-agents (SMA) est un système informatique qui coordonne un ensemble de programmes autonomes, appelés agents. Le but est de résoudre ou d’étudier des problèmes plus complexes que ceux traités par l’intelligence artificielle classique. On parle alors d’intelligence artificielle "distribuée".
De tels systèmes servent à créer des univers virtuels réalistes pour les jeux vidéos - comme les Sims-, mais aussi des sociétés artificielles que peuvent analyser les sociologues, les économistes et les décideurs politiques.
Les simulations multi-agents sur ordinateur intéressent de plus en plus les sciences sociales, car elles permettent de tester, sur des phénomènes sociaux dynamiques, de nombreuses hypothèses, comme l’émergence des hiérarchies sociales, des réputations, des conflits, des embouteillages... Voire, comme dans notre cas, observer l’évolution d’une opinion collective et d’une décision politique dans un cadre institutionnel donné.
Comment transforme-t-on l’Union Européenne en un modèle multi-agents ?
En fait, les procédures de prise de décision à l’échelon européen se prêtent bien aux modélisations multi-agents : les intervenants - opinions publiques, gouvernants, lobbies - y sont clairement identifiés et facilement modélisables en tant qu’agents.
Nous nous sommes inspirées de modèles déjà existants, qui définissent les acteurs clefs d’une prise de décision au sein de l’UE pour isoler 4 types d’agents : les 15 opinions publiques nationales, les 15 décideurs nationaux ("decision makers"), les industriels et les ONG. Comme dans tout SMA, chaque type d’agent se définit par ce qu’il peut faire et comment il interprète son environnement et ses interactions.
Dans notre modèle, entreprises et ONG utilisent leurs ressources, plus ou moins importantes mais limitées, pour essayer d’influencer les opinions publiques et les décideurs de chacun des pays. Bien sûr, seuls les décideurs participent au vote final, mais leurs décisions dépendent simultanément de leur opinion publique et des influences qu’ils ont subies de la part des ONG et des firmes.
Quelles informations peut-on tirer de ce type de modélisations ?
Bien entendu, notre modèle ne pouvait saisir toutes les subtilités d’une procédure de vote international. C’est néanmoins un moyen de formaliser et de prédire l’évolution dans le temps des interactions entre lobbies, gouvernants et opinions publiques dans une prise de décison communautaire.
On peut manipuler divers paramètres du modèle comme, par exemple, les cibles préférentielles des lobbies, l’attitude initiale de l’opinion publique à l’égard des OGM ou la "sensibilité" des décideurs au lobbying des firmes et des ONG. On observe alors l’évolution de l’opinion publique et des décideurs au cours du temps. On peut également évaluer l’efficacité des stratégies de communication des ONG et des lobbies pro et anti-OGM.
Nous voulions ainsi vérifier si la nouvelle procédure d’autorisation, de 2001, permettait réellement de faciliter l’émergence d’un consensus européen favorable aux OGM, ainsi que le pensaient ses instigateurs.
Ces résultats n’ont d’intérêt que si le modèle est valide. Comment vous êtes-vous assurées de la pertinence de votre simulation ?
Tout d’abord, notre modèle montre que, si l’ancienne réglementation n’aboutit qu’à de très rares autorisations de commercialisation des produits OGM, celle de 2001 semble empêcher tout consensus et donc toute autorisation ! Ce résultat "théorique" correspond à ce qui a été observé dans la réalité, ce qui valide indirectement notre modélisation.
La question de la validité du modèle reste néanmoins au coeur de notre recherche : comment s’assurer que notre système nous aide à mieux comprendre les processus en jeu et n’est pas qu’une mise en forme de nos erreurs d’interprétation ? Une des pistes actuelles de recherche pour l’aide à la décision publique est l’intégration des parties prenantes dans l’analyse des résultats, comme cela est fait par une équipe de chercheurs du CIRAD. Nous pensons donc solliciter un retour des instances européennes.
Que nous apprend votre modèle sur l’efficacité du lobbying en matière d’OGM ?
Dans le cadre des règles de 2001, nous avons constaté que le lobbying des ONG et des firmes est prépondérant dans la prise de décision finale. En effet, l’attitude initiale de l’opinion publique à l’égard des OGM n’a que peu d’influence sur le vote des décideurs. Toutefois, le lobbying produit ici des opinions publiques très contrastées en fonction des pays. Ce qui est justement l’inverse du résultat recherché par ceux qui ont élaboré la procédure d’autorisation de 2001, faire naître "consensus".
Par ailleurs, nous sous sommes aperçues que, quelle que soit la procédure de décision, et même si la sensibilité des dirigeants aux lobbying des firmes est importante, seules les stratégies de communication d’entreprises qui se concentrent sur les pays anti-OGM aboutissent, dans le modèle, à l’obtention de quelques autorisations.
Ce résultat explique peut-être la multiplication des campagnes "d’information" financées par les lobbies pro-OGM en direction de consommateurs et de "leaders d’opinion" français, jusqu’alors défavorables aux OGM. Pensez-vous que vos recherches ont pu être utilisées par les industriels pour élaborer leurs stratégies de communication ?
Pas cette fois, car notre étude vient juste d’être publiée... et les prédictions que permet notre modèle sont encore très limitées. Toutefois, nous espérons qu’en s’affinant et en se généralisant, ces simulations permettront surtout d’aider les politiques à élaborer des réglementations et des modes d’organisation qui satisferont au mieux les demandes de la population.