"On peut reprogrammer génétiquement l’embryon par un changement de sa forme physique" [Emmanuel Farge]
Emmanuel Farge est chercheur à l’Institut Curie de Paris, enseignant à Paris-VII Jussieu et membre de l’Institut universitaire de France . Physicien de formation, il s’est d’abord intéressé aux propriétés des membranes biologiques puis aux aspects mécaniques du développement embryonnaire (embryogenèse). Après 4 ans de recherches, il a découvert qu’en soumettant l’embryon à des contraintes mécaniques artificielles, on peut moduler l’expression de certains gènes du développement, et déclencher ou bien bloquer ainsi la formation de certains organes. Ses travaux viennent d’être publiés dans la revue scientifique internationale Current Biology.
Qu’entendez-vous par "reprogrammation génétique de l’embryon" ?
Emmanuel Farge : Au cours de son développement, tout embryon subit une métamorphose continue. Des déformations physiques actives vont définir la forme que prendra l’organisme adulte. Elles induisent, par exemple, la formation du tube digestif à partir d’une invagination des tissus externes de l’embryon (ndlr : une invagination correspond à un plissement "en doigt de gant" d’une membrane ; ces plissements pouvant conduire à la formation ou à la déformation d’un organe). On sait aujourd’hui que ces mouvements sont contrôlés par des gènes architectes dits "de développement".
Je me suis demandé si la réciproque était vraie. Les changements de forme physique actifs de l’embryon, en générant des contraintes mécaniques, modulent-ils l’expression des gènes du développement ? Ceci reviendrait à changer le "destin génétique" - donc à reprogrammer - des tissus de l’embryon par une simple sollicitation mécanique appliquée à ces tissus.
Jusqu’où peut-on modifier un organisme de cette manière ?
A priori, on peut aller jusqu’à la suppression ou l’ajout d’organes... En soumettant l’embryon à une déformation mécanique axiale, nous avons pu modifier de façon spectaculaire l’expression de 5 gènes du développement embryonnaire de la drosophile. L’un de ces gènes, appelé twist, est responsable des mouvements actifs d’invagination des tissus. À ce titre, c’est lui qui permet la formation du tube digestif par invagination.
Nos expériences montrent que twist est mécano-sensible : il "s’exprime" lorsque la cellule embryonnaire subit une pression mécanique. Nous sommes ainsi parvenus à induire des invaginations aberrantes à la surface de l’embryon en le soumettant à des déformations artificielles. Et nous avons aussi réussi à restaurer ainsi la bonne formation du tube digestif chez des mouches atteintes d’un déficit génétique qui bloque normalement ce stade de développement.
Vos travaux portent sur des embryons de mouche du vinaigre (drosophile). Nous apprennent-ils quelque chose sur l’embryogenèse de l’homme ?
Au stade de développement que nous avons étudié, l’embryon de drosophile partage de nombreuses similitudes avec celui de vertébrés comme l’homme, la grenouille ou la souris. Il y a donc des raisons de penser que ce que nous avons découvert chez la mouche s’applique aussi à l’embryon humain. D’ailleurs, certains des gènes "architectes" présents chez la mouche se retrouvent dans tout le règne animal. Toutefois, la rigueur scientifique ne permet pas pour l’instant de généraliser aux vertébrés des résultats obtenus avec la seule drosophile. Mes travaux ont démontré pour la première fois qu’on peut reprogrammer génétiquement un embryon par un changement de sa forme physique, d’autres études sur d’autres espèces doivent désormais vérifier si ce mécanisme est universel ou propre à certains invertébrés.
Ces expériences semblent indiquer que l’embryon se construit en interagissant avec l’extérieur, que des organes fondamentaux comme le tube digestif se construisent à la demande. N’est-ce pas une remise en cause des conceptions darwinienne qui considèrent que la sélection naturelle est le seul moteur de l’évolution ?
Mes résultats ne remettent pas en cause le principe de la sélection naturelle, mais ils montrent effectivement que les mécanismes du développement embryonnaire interfèrent avec le génome : ils peuvent amplifier ou bien masquer ses effets.
Selon mon hypothèse, le gène twist, qui "commande" l’invagination des tissus , pourrait refléter un comportement embryonnaire dérivant du reflexe archaïque d’ingestion au contact. On observe ce phénomène dans les organismes les plus primitifs : en réponse à une pression mécanique externe, la membrane cellulaire s’invagine de manière à envelopper puis avaler l’intrus.
Ainsi l’embryon aurait évolué en développant ses propres contraintes mécaniques internes. Au cours du temps, certaines cellules, systématiquement déformées par ces mouvements endogènes, ont ainsi permis qu’un intestin antérieur permanent se forme dès le début de l’embryogénèse, sans l’aide d’aucun stimulus extérieur.
Votre approche relativise l’importance du génome dans la construction des êtres vivants, même du point de vue biologique. Cela veut-il dire qu’on peut fabriquer deux individus clonés parfaitement... différents ?
Mes travaux démontrent que le programme embryogénique est extrêmement plastique et que, chez la drosophile, il peut être modifié en déformant l’embryon.
Cela confirme que drosophile ou homme, les clones d’animaux ne sont jamais des copies biologiques. À partir du moment où 2 embryons jumeaux échangent avec l’extérieur, leur environnement immédiat est légèrement différent et leur destin biologique va commencer à diverger. Il ne peut y avoir de déterminisme génétique absolu.