Pour l’économiste, auteur de "La Culture Napster", lutter contre le piratage, c’est se tromper de bataille
Economiste, maître de conférences à Paris XI, et chercheur à Paris I, Joëlle Farchy vient de publier "Internet et droit d’auteur. La Culture Napster", aux éditions du CNRS. Pour cette spécialiste des industries culturelles, en luttant prioritairement contre le piratage, on se trompe de bataille.
Le dernier livre de Joëlle Farchy, spécialiste des industries culturelles, paru fin avril (DR)
Apple vient de se lancer à son tour sur le marché de la vente de musique en ligne, avec une offre plus souple que celle de Pressplay ou Musicnet. Est-ce un tournant ?
Apple est venu sur ce marché parce qu’il a les moyens technologiques de lutter contre le piratage. Toutefois, contrairement aux majors, Apple a compris qu’on ne pouvait se mettre à dos éternellement des millions d’internautes. Cela ne signifie pas qu’elle va réussir à changer les habitudes de consommation gratuite. On a perdu trop de temps avec des offres décevantes. Musicnet et Pressplay proposent moins de choses que ce que l’on trouve gratuitement sur Internet. Il n’y a pas de valeur ajoutée.
Les échanges gratuits vont-ils tuer la création musicale, comme on l’entend souvent ?
Ce débat me rappelle celui sur les magnétoscopes. Lorsqu’ils ont été inventés, on a dit que ce serait la fin du cinéma, il y a eu des déclarations enflammées de Jack Valenti de la MPAA, l’association qui représente les producteurs de américains. Pourtant, aujourd’hui les majors tirent l’essentiel de leurs revenus de la vente de VHS et de DVD ! Elles sont extrêmement frileuses dès que l’on change leurs habitudes. Je crois qu’il est vain de s’opposer à une évolution technologique comme celle d’internet, et qu’il est idiot de traiter des millions d’internautes comme des voleurs. D’ailleurs, un juge américain vient d’innocenter un utilisateur du système d’échange de fichiers Kazaa. Internet ne signe pas plus la fin de la musique que le photocopieur celle du livre.
Vous contestez la gravité du problème de violation du droit d’auteur par les internautes...
Je crois surtout que la propriété intellectuelle est un moyen pour protéger la création culturelle, et ne doit pas devenir une fin en soi. Le vrai problème avec internet n’est pas dans la violation ou le respect des droits d’auteurs. Il y a deux difficultés à résoudre, en fait. D’une part, puisque l’évolution technologique est irréversible, il faut trouver des financements alternatifs pour les industries culturelles. Faire de plus en plus de concerts peut être une piste. On peut aussi laisser jouer les effets de réseau : laisser télécharger un morceau gratuitement pour que les internautes achètent le disque. D’autre part, il faut lutter contre les effets néfastes de la concentration des industries culturelles. Avec internet, les majors se renforcent, du fait de l’existence d’un réseau de diffusion de taille mondiale. La propriété intellectuelle passe dans leurs mains. Elles en font un usage anti-concurrentiel, qui freine le développement et la diffusion des oeuvres. Finalement, c’est ça qui pervertit complètement la philosophie d’origine du droit d’auteur.
Pouvez-vous nous en donner des exemples ?
Quand Disney obtient une rallonge de vingt ans de la durée légale du droit d’auteur pour éviter que Mickey ne tombe dans le domaine public, cela s’appelle une rente de monopole (Cette loi de 1998 a été confirmée par la Cour Suprême des Etats-Unis en janvier 2003, NDLR). De même, en 1993-1994, on a harmonisé par le haut la durée du droit d’auteur à 70 ans en Europe, alors qu’en France on se contentait jusqu’ici de 50 ans. Cette extension n’a aucune justification économique : ce sont les héritiers des héritiers qui en profitent. Où est l’incitation à créer qui est au fondement du droit d’auteur ? La rente nourrit surtout les grosses entreprises, celles qui ont racheté les droits des petits producteurs. Je suis d’ailleurs étonnée de voir que ces derniers, ainsi que les auteurs, défendent les thèses anti-piratage des majors. Ce ne sont pas eux qui sont menacés. La création a encore de beaux jours devant elle sur internet.
Pensez-vous qu’il faut modifier la définition du droit d’auteur afin que les industriels n’en abusent pas ?
Je ne m’inquiète pas pour le droit d’auteur. Il a toujours su s’adapter dans la pratique. Il est plus plastique qu’il n’y paraît. Regardez, lorsqu’un contrat est passé pour tourner un film, les droits d’auteur sont forfaitaires. C’est déjà un détournement du principe de rémunération d’origine. De même, la création salariée se répand. Dans le jeu vidéo, c’est même devenu la norme. Je ne pense donc pas non plus que la propriété intellectuelle soit un obstacle au développement de la société de l’information et qu’il faille la supprimer. Cela ne m’empêche pas de recevoir des emails d’injure de la part des défenseurs des jusqu’au-boutistes du droit d’auteur !
Vous êtes confiante dans la souplesse du droit. Pourtant, les technologies mises en oeuvre par les industriels, elles, n’ont rien de souple. Avec le Digital Millenium Copyright Act, entré en vigueur aux Etats-Unis en 2000, elles ont obtenu un statut extraordinaire : les internautes qui contournent les moyens de protection logicielle ou matérielle du copyright sont hors-la-loi...
En effet, la fusée à trois étages du DMCA est ultra violente et verrouille les oeuvres au profit des majors. Au premier étage, il y a le droit d’auteur, au deuxième, un dispositif technique de protection du droit d’auteur, et au troisième, un système juridique qui consacre la protection du droit d’auteur ! Il y a une grande hypocrisie derrière tout cela. Les majors qui crient au loup sont celles qui mettent sur le marché les technologies permettant le piratage. L’exemple type c’est Sony, une société présente à la fois dans l’informatique et dans la musique. Si on veut être cohérent, on devrait commencer par interdir tout matériel qui permet de pirater. On n’a qu’à proscrire aussi le magnétoscope et le photocopieur !
Comment voyez-vous l’évolution future du droit d’auteur ?
Ce que je redoute surtout, c’est la concentration des industries culturelles à travers la mise en oeuvre de systèmes anti-piratage ultra-sophistiqués. Ces innovations sont coûteuses. Elles font l’objet d’investissements lourds et répétés en recherche-développement, car il faut constamment les réactualiser. Résultat, seules les majors disposeront de ces moyens, et seuls les blockbusters seront protégés convenablement. Cela va accentuer le décalage entre les petits et les gros. La concentration va s’accélérer.
Puisqu’il est question de trouver des financements alternatifs pour les auteurs, que pensez-vous de la réflexion engagée en France par la commission gouvernementale Brun-Buisson sur la taxation des supports numériques vierges ?
Ce genre de taxe, quel que soit le support, ne m’enchante pas. On remplace un droit exclusif (d’interdire la diffusion de son oeuvre, par exemple) par un simple droit à rémunération. On fait croire que c’est du droit d’auteur alors que cela n’en est pas. C’est hypocrite. Tant qu’à financer la création, autant subventionner directement la production plutôt que d’utiliser ce canal très indirect. D’autant plus que la taxation des supports est une usine à gaz qui génère des tas de flux et de coûts administratifs, tout cela est compliqué et pas très transparent.