Les associations de défense des droits de l’homme se battent pour défendre la liberté d’expression et des libertés individuelles sur l’Internet. En France, pas vraiment.
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La Ligue des Droits de l’Homme (LDH) conviait, mardi 21 novembre, dans ses locaux sis derrière la prison de la Santé, un petit comité pour discuter d’Internet et de la liberté d’expression. Le sujet était d’actualité : la veille, le juge Gomez avait condamné Yahoo ! et la suite du procès Coste était prévue le lendemain. Le débat risquait d’être enflammé puisque sur ces sujets les intervenants avaient des opinions quelque peu antagonistes. Il le fut effectivement, mais pas forcément comme on s’y attendait : le ton fut on ne peut plus cordial, mais les propos nettement moins rassurants. La retranscription des débats sera disponible dans la prochaine revue de la LDH consacrée à Internet et les libertés.
Robert Ménard, de Reporters Sans Frontières, se fit fort de rappeler qu’Internet est "un formidable moyen de contourner la censure", mais qu’"on finit par inverser les choses en le réduisant à l’affaire Yahoo !, les pédophiles, les nazis, etc". Rappelant qu’il existerait 600 sites de ventes aux enchères d’objets nazis, il qualifie la démarche de l’UEJF d’"absurde, dangereuse et franco-française", évoquant notamment ces associations de juifs américains se battant eux aussi pour la liberté d’expression mais pointant vers des sites nazis pour mieux en dénoncer le contenu. Par ailleurs, certains pays considèrent que le catalogue des 3 Suisses relève de la pornographie. Faut-il pour autant le filtrer ? Est-il vraiment "souhaitable d’imposer un point de vue national à un media qui ne l’est pas" ? D’autant que les régimes autoritaires pourraient s’approprier des décisions comme celle concernant Yahoo ! afin de justifier leurs propres cyberfrontières et restrictions.
Pour Henri Leclerc, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme, l’argument ne tient pas : les dictatures n’attendent pas l’aval des démocraties avant que de réprimer.
Sébastien Canevet, universitaire spécialiste du droit de l’Internet, est sceptique : "Il semble difficile de pouvoir appliquer à tous les sites Internet les législations spécifiques de 180 pays différents, on va se retrouver avec un Internet à la Disneyland réduit au plus petit dénominateur commun. Si le droit pénal se reconnaît une compétence universelle du moment qu’il y a le quart de la moitié d’un acte commis depuis le territoire français", il a été conçu pour des cas rares, tels que les détournements d’avion. "Ce que l’on cherche à faire c’est de résoudre un problème international avec des solutions qui ne le sont pas. C’est voué à l’échec car l’Internet est mondial. Avec cette mondialisation, la souveraineté des ...tats est partiellement remise en cause, il faudrait redéfinir les critères de compétence."
Le lit des censeurs
"En tant que citoyen français, je considère qu’il est de mon devoir d’aider le système juridique de mon pays, estime Stéphane Lilti, avocat de l’UEJF. Je suis pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et je ne suis pas contre le fait que le Sénégal ou le Koweït appliquent leurs lois et mettent des filtrages vers des sites français." On ne sait ce qu’en pensent les Sénégalais et les Koweïtiens ou les 3 Suisses. Maître Lilti, lui, justifie son action par l’arrogance commerciale de Yahoo !. En effet, Yahoo ! a, sous la pression de certains lobbies, retiré certains types de ventes aux enchères (comme la vente d’animaux vivants, d’organes humains, de cigarettes ou encore... de sous-vêtements usagés), mais pas celle d’objets nazis. Cela relève donc d’"un choix , d’une responsabilité, d’où la question du flicage, excusez-moi, du filtrage", qui serait une solution "plus modeste" que celle de la fermeture du site. Les experts estiment que le filtrage ne bloquera, au mieux, que 70 à 90 % des internautes français ? "Il y a le principe avant l’efficacité. Je suis d’accord, ce ne sera pas efficace", conclut-il.
Pour Henri Leclerc, relayé en cela par Stéphane Lilti et le représentant belge de la LDH, "on manque d’un droit international en la matière", et d’évoquer "la nécessité d’un GATT pour la communication avec des obligations", notamment celle de se conformer à un certain nombre de règles internationales. Une idée également soulevée récemment par Marylise Lebranchu, Garde des Sceaux, pour qui le projet de traité du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité manque d’un volet destiné à lutter contre le racisme. Pour Robert Ménard, avec une affaire comme celle de Yahoo !, "au lieu de promouvoir un droit international, vous vous repliez derrière vos frontières, avec les meilleures intentions du monde, et votre combat est juste, mais on avait l’occasion là d’imposer une autre façon de voir la liberté d’expression. Or, vous faites le lit des censeurs."
Réprimer 100 % des délits
Autre idée récemment relancée par le Garde des Sceaux, et reprise par Maître Leclerc : revenir sur la responsabilité des hébergeurs. Une démarche qui avait été partiellement censurée cet été par le Conseil Constitutionnel. "Si je suis diffamé sur Internet, je suis pour qu’il y ait un responsable, donc l’hébergeur quand il n’y a pas d’auteur ou de directeur de publication connu", estime le président d’honneur de la LDH. Le célèbre avocat, défenseur des droits de l’homme, se déclare "hostile à l’intervention de la police : je suis pour que cela passe par un juge, et c’est à l’hébergeur de lui fournir la trace" du responsable, renvoyant ainsi à l’identification préalable prévue par l’amendement Bloche. Il parle même d’une "présomption de responsabilité de l’hébergeur, qui doit mettre en place un système d’identification avec obligation de résultat : l’objectif est de réprimer 100 % des délits, et si le système est faillible, tant pis pour l’hébergeur." Ce à quoi Sébastien Canevet répond : "En France, 50 % seulement des crimes dénoncés à la police et la justice sont résolus. Je n’aimerais pas vivre dans un pays où 100 % des délits sont automatiquement réprimés : on aurait beau mettre un GSM avec caméra de vidéosurveillance à tous les Français qu’on n’y parviendrait pas. Il y a un équilibre à définir entre la sûreté publique et les libertés individuelles."
Quant à l’absence du délai de prescription sur Internet, qui fait suite à l’affaire Costes et sert au frontiste Carl Lang pour poursuivre le Réseau Voltaire en diffamation, Henri Leclerc se révèle hésitant : "Il ne faut pas toucher à la prescription, qui est un droit fondamental de la presse, mais s’il y a quelque chose de spécifique à Internet, c’est la réédition, la réimpression, le renouvellement constant, la publication permanente. Le délai de prescription est rouvert." L’avocat reprend en cela l’argument du juge qui a fait d’Internet le seul média à ne pas connaître de délai de prescription ! Il reconnaît toutefois que c’est "une position sur laquelle je peux changer d’avis".