"Les attaques contre le P2P remettent en cause l’exception culturelle" [Tariq Krim]
Le fondateur de mptrois.com croit à une politique culturelle française sur le net
Tariq Krim est fondateur de Génération MP3, un site d’info sur la musique en ligne. Il est aussi consultant pour des labels indépendants. Il prépare une étude sur l’avenir du "peer to peer" (P2P) et la dimension culturelle des réseaux d’échanges de fichiers.
Où en sont les systèmes de partage de fichiers en P2P ? Quelles sont les tendances actuelles ?
Je pense que les réseaux d’échange de fichiers vont devenir les vecteurs de la culture de demain. Aujourd’hui, on voit émerger une population de gens technologiquement "riches", qui sont dans une situation d’hyperchoix culturel, et peuvent avoir accès à n’importe quoi. Par exemple, la deuxième saison de la série "24h chrono", qui passe en ce moment aux Etats-Unis, est déjà disponible en ligne, grâce à des gens qui l’ont enregistrée sur leur magnétoscope à disque dur numérique. Pourtant, la saison n’est pas finie, ni sortie en dvd, ni diffusée en France.
Cette "élite" technologique va bientôt avoir les moyens de se créer un programme culturel complet, à la carte, 100 % original. On n’y est pas encore mais les outils arrivent : prochaines versions des environnements Windows et Mac orientées multimédia, disques durs à haute capacité, nouveaux ports rapides USB2 et Firewire et connexions à très haut débit comme en Suède, à 10 Mo par seconde. Ce phénomène menace la logique des majors et des chaînes de télévision. Pire que de voir leurs contenus piratés grâce au P2P, elles commencent à perdre le contrôle de leur environnement : sélection et prescrition des contenus, mode et heure de consommation, calendrier de lancement, image des artistes...
Mais les majors du disque et du film ne sont-elles pas en train de gagner la bataille contre les réseaux d’échanges libre de fichiers ?
Si... Elles sont en train de réussir à frapper les réseaux P2P un par un, notamment grâce aux dispositions juridiques comme le Digital Millenium Copyright Act aux Etats-Unis ou la Loi sur l’Economie numérique (LEN) en France. Ces deux lois sont fondées sur une présomption de culpabilité : si un contenu est supposé illégal, on commence par fermer l’accès à internet de l’utilisateur, qui doit ensuite prouver son innocence.
Dans la LEN, ce sont les articles 43-8 et 43-9 qui instaurent une responsabilité des hébergeurs, a priori : "Les personnes qui assurent (...) le stockage (...) d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature accessibles par des services de communication publique en ligne" engagent leur responsabilité civile si un tiers leur demande de retirer ces données parce qu’il les estime illicites et que les hébergeurs "n’ont pas agi avec promptitude pour retirer ces données ou rendre l’accès à celles-ci impossible". C’est la mort du P2P tel qu’il existe aujourd’hui...
En quoi est-ce une perte pour la culture ?
Les réseaux d’échange tranforment les mécanismes de diffusion culturelle, d’une façon géopolitique. Plus un pays émet sur ces réseaux, plus il a d’influence sur la culture au niveau mondial. Les lois comme le DMCA et la LEN étouffent l’éclosion de systèmes alternatifs de distribution.
Avec leur approche juridique du problème, les majors veulent détruire les réseaux P2P pour remplacer par des systèmes contrôlés, 100 % marchands, et "DRMisés" (équipés de "digital rights management", des systèmes de protection des droits d’auteurs en ligne, NDLR). Cette approche remet en cause l’idée d’exception culturelle, si chère à la France, qui dit que la culture n’est pas uniquement une marchandise comme les autres.
Je pense que le ministère de la Culture et de l’Industrie devrait se pencher sur la dimension politique des échanges de fichiers, et sur la source d’influence culturelle qu’ils représentent pour la France.
Bientôt, les nouveaux médias en ligne seront normalisés, comme les médias traditionnels. Si on n’y prend pas garde, on va détruire les réseaux d’échange pour protéger les intérêts des majors, alors que le P2P est un chance pour servir l’expression de nouvelles cultures. On n’expérimente pas et on baillonne, comme cela s’est fait pour les radios libres. A une différence près : avec le P2P, les coûts de distribution sont nuls, car ils sont supportés par l’ensemble des utilisateurs. Ils sont donc parfaitement adaptés à la diffusion de formes de cultures alternatives et minoritaires.