Difficile de trouver manipulation plus virale ou marketing plus underground : au centre du dispositif, Artificial Intelligence - dire A.I. -, le film que Steven Spielberg présentera au monde en juin prochain. Son action se déroule au XXIIe siècle. Elle met aux prises des humains et des androïdes manufacturés, copies conformes de leurs créateurs biologiques. Héros : un petit garçon de onze ans, adorable et synthétique. Quand on aura dit que le scénario de A.I. est un legs de Stanley Kubrick, mort avant d’avoir pu le tourner, à Steven Spielberg, on aura à peu près dénombré les éléments d’une machine à faire trembler le box office. Reste à gérer le suspense jusqu’à la sortie en salle. À titiller les fans en les tenant en alerte. À les appâter sans les rassasier. À faire d’eux, et de leurs médias, les instruments d’une promotion aussi ésotérique que radicale. L’outil de celle-ci sera l’Internet. Sur le Web francophone, ce sont les pages info du site tf1.fr, qui ont,les premières, dévoilé l’objet, en VF.
Astigmate et daltonienne
Sur la bande annonce du film, visible sur le site officiel de A.I., un indice très discret figure au générique. Un crédit étrange. "Jeanine Salla, thérapeute pour machines douées de sensations." Une vérification de routine sur un moteur de recherche, AltaVista, amorce une biographie, une carrière et tout un univers en trompe l’œil, présenté au premier degré le plus strict. Ainsi, vers 2150, Jeanine Salla est diplômée de l’université mondiale de Bangalore ("la structure d’enseignement la plus importante du système solaire") et titulaire de la chaire de psychologie computationnelle à la faculté de New York. Au hasard d’un lien discret, une page perso ramène l’internaute au cœur de l’univers du film : elle présente, séparés par une spirale d’ADN, deux visages et quelques données télégraphiques. À gauche, Jeanine Salla, une femme "porteuse de lunettes de vue à double foyer corrigeant l’astigmatisme, daltonienne, opérée de la cataracte" et, à droite, Laia Joana Salla, une "post-humaine améliorée à implants optiques Spangler-Zeiss : infra -rouges, ultra- violets, fonctions télescope , play-back et téléchargement".
Transformé en singe
Des messages d’erreurs ("Earth-net 39 error") assortis de commentaires sarcastiques sur l’antiquité déplorable de vos logiciels émailleront l’écran, à mesure que vous naviguerez au long cours : à ce jour, c’est une galaxie de 30 sites liés qui donne corps à ce monde de science fiction et à son inusable problématique, celle du racisme et de l’esclavage. Les androïdes A.I. menacent-ils l’ordre humain ? C’est ce que martèlent sur leur site ruisselant de haine les membres de la milice anti-robots - "le choix vous appartient : c’est l’humanité ou l’esclavage. Ne laissons pas les robots nous transformer en singes...". Quant aux exactions commises par les androïdes - comme cette bonne d’enfants synthétique, activement recherchée et fort dangereuse, qui tue ses petites victimes au couteau - elles tombent sous la coupe du SPCB (Sentient Property Crime Bureau - Office criminel des biens doués de sentiments)...
Muscles mécaniques
De l’autre côté, bien sûr, le camp des abolitionnistes déploie le même militantisme face à cette nouvelle forme d’esclavage et d’avilissement. On comprend leur indignation : en tout cynisme, la firme milanaise Belladerma n’offre-t-elle pas une palette de compagnes et de compagnons synthétiques de luxe, commandables sur catalogue, en confection ou sur mesure, dont vous choisirez la morphologie, la stature, la carnation, la couleur des cheveux, la musculation, le tempérament, la culture, l’intelligence... sans parler d’autres caractéristiques plus intimes que vous indiquerez en toute discrétion au représentant local du fabriquant. Un amateur d’horlogerie fine, possesseur d’une précieuse montre Patek Philippe "squelettée" (c’est-à-dire dont le mécanisme, gravé et découpé, est visible derrière une paroi de verre) a requis le même traitement pour l’une de ses compagnes : peau transparente dévoilant ses entrailles et ses muscles mécaniques... La somme de travail, de minutie et d’intelligence investie dans ce travail de décor de théâtre est énorme. Chacun des sites a son style, son langage, son identité graphique propre. Les allusions aux classiques du genre et les clins d’œil ne manquent pas. Philip K. Dick et Turing, le romancier de SF et le mathématicien, ont donné leurs deux noms à un test de dépistage d’humanité.
Pas tromperie sur la marchandise
Sur le Web, entre les mains d’un magicien, la réalité et la fiction ont trouvé leur zone crépusculaire. Elles peuvent s’y côtoyer, s’y superposer sans s’annuler l’une l’autre. Vrai ? Imaginaire ? En physique quantique, la lumière est à la fois onde et particule. C’est le même paradoxe. Il ne tient qu’à coup de virtuosité, d’allusions aux grands classiques. Steven Spieberg s’entend à ces références invisibles. Derrière son E.T., il y avait déjà tout le mythe de Peter Pan. Ici, à la frontière de la réalité et du rêve, le patron de Dreamworks franchit un autre pas. Traite des noirs ou solution finale, ses sources sont plus âpres. Mais l’on ne demande qu’à le suivre derrière le miroir, dans cet espace épatant, ouvert là pour attiser le succès d’un film coûteux. Bien sûr, toute médiatisation du phénomène contribuera infailliblement à son succès. Faut-il le regretter ? Il n’y a pas tromperie sur la marchandise. Spielberg et ses troupes peuvent reprendre à leur compte le slogan qu’ils ont attribué à Belladerma, leur fabriquant de compagnes synthétiques : "Votre plaisir est notre métier".
L’article de tf1.fr:
http://www.tf1.fr/news/multimedia/0...
L’article de Aint-it Cool? listant les sites A.I.
http://www.aint-it-cool-news.com/di...
La page perso de Jeanine Salla:
http://www.familiasalla-es.ro/
La milice anti-robots:
http://www.unite-and-resist.org/
Le SPCB, la police des objets doués de sentiments:
http://www.spcb.org/
Emancipation for all, organisation abolitionniste:
http://INOURIMAGE.ORG/
Bella Derma, fournisseur de compagnes synthétiques:
http://www.belladerma-srl-it.ro/
Le site officiel du film A.I.:
http://aimovie.warnerbros.com/