mis à jour le 29 septembre
Les autorités américaines testent depuis quelques mois un nouveau projet d’interconnexion des fichiers afin de lutter contre le terrorisme et la criminalité. Intitulé "Matrix" (sic), ce placement sous surveillance des citoyens américains utilise un tour de passe-passe consistant à sous-traiter à une société commerciale une opération de fichage que les forces de l’ordre ne peuvent légalement effectuer. Par ailleurs, le père du projet, Hank Asher, un multimillionnaire qui a bâti sa fortune sur l’agrégation et la revente de données personnelles, est soupçonné d’être un ancien trafiquant de drogue. Ainsi que d’avoir contribué, indirectement, à l’élection contestée du président George Bush, en permettant la purge de listes électorales en Floride.
Hank Asher est devenu millionnaire en créant plusieurs sociétés de collecte de données personnelles. La plus connue, Database Technologies (DBT) été impliquée dans le scandale de décompte des voix lors de l’élection de Georges W. Bush.
Listes purgées
DBT avait en effet vendu un fichier truffé d’erreurs au cabinet de Jeb Bush, frère de l’actuel président américain, et gouverneur de l’état de Floride, qui s’en était servi pour expurger les fichiers d’électeurs de plusieurs milliers de personnes, des Afro-Américains pour la plupart. Ces personnes avaient été rayées, à tort, des listes électorales.
Lors de l’élection présidentielle américaine, Georges W. Bush n’a été élu que d’une centaine de voix, et nombreux sont ceux qui pensent que, sans le tour de
passe-passe de son frère Jeb, c’est probablement le démocrate Al Gore qui serait aujourd’hui le président des Etats-Unis. Bien que les enquêtes officielles aient été étouffées, plusieurs commentateurs anglo-saxons défendent cette thèse, tels le journaliste d’investigation Greg Palast ou encore Joan
Sekler, co-fondatrice du Los Angeles Independent Media Center et co-réalisatrice d’un
documentaire sur le sujet actuellement diffusé sur la chaîne thématique Planète.
Plus-value et passe-passe
Ironie de l’histoire, c’est précisément suite à la consultation de bases de données gouvernementales qu’Asher a, en 1999, dû quitter sa société d’interconnexion des fichiers. Au passage, il a empoché au passage la somme de 147 millions de dollars.
Le FBI et la Drug Enforcement Administration (DEA) venaient d’interrompre
leurs contrats avec DBT : Les agences fédérales venaient en effet de s’apercevoir que le contrat permettant à 1500 services policiers d’accéder aux données de DBT avait été initié par deux anciens membres de la DEA devenus par la suite vice-présidents de DBT. Mais surtout, les fichiers de la DEA révélait qu’Asher comme un ancien trafiquant de drogue.
Pilote d’avions, Asher résidait dans les années 80 sur une petite île des Bahamas utilisée par des trafiquants de drogue, et s’était retrouvé impliqué dans un réseau de cocaïne qui aurait rapporté 150 millions de dollars en une seule année. Les autorités lui auraient alors accordé une totale immunité en échange de sa collaboration en tant qu’informateur et témoin dans plusieurs procès. Ce deal lui aurait permis de n’être ni arrêté, ni inculpé.
Filtrer des milliards de données
ChoicePoint, une autre société spécialisée dans
l’interconnexion de fichiers à destination, notamment, des forces de l’ordre, racheta DBT. Cet agrégateur est accusé, par le Canard Enchaîné et le site d’information
Kitetoa, de n’avoir pas bien sécurisé ses bases de données.
Suite au rachat, Choicepoint accusa ensuite Asher d’avoir violé une clause de son contrat de
cession, en se servant de la technologie qu’il avait déployée à DBT pour créer
la société Seisint,
capable de "fusionner et analyser des
dizaines de milliards de données en quelques secondes ou minutes". Seisint est elle aussi spécialisée dans l’agrégation de données personnelles à destination,
notamment, des forces de l’ordre.
"Un véritable ami"
En 1993, Asher a commencé à travailler avec l’administration en charge
de la police de Floride, le Florida Department of Law Enforcement
(FDLE) et est devenu un ami très proche du patron de ce service, James T. Moore.
Suite aux attentats du 11 septembre, Asher a proposé au FDLE de mettre en
place, gratuitement, un système permettant d’interroger aussi bien les bases de
données publiques que privées afin de mieux pouvoir lutter contre le
terrorisme.
A l’origine de ces révélations, Lucy
Morgan, une journaliste
d’investigation co-lauréate du prestigieux
prix Pulitzer en 1985.
La genèse de Matrix commence. Dans un document intitulé "Legislative Priorities
2003-2004"",
disponible sur le site du FDLE, que l’on trouve mention d’un système nommé FCIC+.
Mis en place par Seisint, FCIC+ "améliore de façon significative les capacités d’analyses des forces de l’ordre, accroît le volume des données corrélées, et fait gagner un temps précieux" aux enquêteurs, selon le document de la police de Floride.
En interrogeant à la fois les données criminelles du FDLE, celles de
l’institution carcérale et "une multitude de sources publiques et privées",
FCIC+ se vante de "permettre aux utilisateurs autorisés de passer de plusieurs
milliards d’entrées à quelques centaines seulement". Donc d’affiner les
résultats de leurs recherches.
Doté d’un budget initial de 1,6 million de dollars, le système FCIC+ est, selon
le document du FDLE, consultable gratuitement pendant trois mois par 600 agents
des forces de l’ordre, avant d’être commercialisé, sous forme d’abonnement, à
raison de 100 dollars par mois et par utilisateur.
Le 15 juillet dernier, à l’occasion de la fête organisée pour son départ en
retraite, James T. Moore, patron du FDLE, avançait qu’Asher - qui était le seul
civil invité - "avait fait plus que quiconque pour faciliter l’échange
d’informations et de renseignements pour la police du pays". Et le chef des
polices de Floride de conclure son portrait : "C’est un patriote, un véritable
ami."
Démission mais remerciements
Le 1er août dernier, le FDLE a annoncé avoir conclu le contrat avec Seisint, FCIC+ ayant été renommé "Matrix". Le 2, un article de
Lucy Morgan révélant le passé trouble d’Asher et le fait que plusieurs des subordonnés
de Moore s’en étaient plaints auprès du gouverneur Jeb Bush.
En réaction, le FDLE
a annoncé le 3 août qu’il était prêt à envisager toute proposition similaire et
concurrente à celle de Seisint, dont le contrat était suspendu le temps de
vérifier le passé d’Asher.
Toujours le 3 août, l’agence Associated Press interrogeait Martha Barnett, ancienne présidente de l’association du barreau américain. L’avocate juge Asher comme un "génie" en matière de nouvelles technologies. Tout en reconnaissant avoir entendu parler des accusations portées à son encontre, elle estime que le plus important n’est pas ce qu’il a pu faire dans le passé, mais les technologies qu’il propose aujourd’hui.
Le 30 août, le St Petersburg Times
révélait
qu’Asher venait de démissionner de Seisint, et que le FDLE confirmait le
contrat passé avec la société.
Suite à l’annonce de sa démission de Seisint, l’enquête sur le passé d’Asher
aurait été interrompue le 29 août dernier. Elle apporte tout de même une
dernière touche au tableau : selon le rapport
d’enquête
du FDLE, transmis à Jeb Bush, Asher aurait aussi été impliqué dans un complot
visant à assassiner le sandiniste Daniel Ortega, président élu du Nicaragua,
alors en guerre contre les Contras, milices paramilitaires financées par les
Etats-Unis.
Réécrire le passé
Le rapport du FDLE précise que le seul autre témoin de l’affaire visant Ortega
est depuis décédé et que, cet épisode ne pouvant être corroboré, il constitue
"l’aspect le plus problématique" du dossier Asher. Autre point invérifiable
rapporté par le FDLE : en 1995, Asher aurait vendu des données policières à des
trafiquants de drogue...
La biographie de Hank Asher a depuis été retirée de la
page du site web de Seisint
consacrée à ses dirigeants, mais on peut encore la trouver via le site
archive.org.
Seisint n’a cela dit pas retiré de son site web la
mention des différentes recommandations
ou récompenses reçues par Seisint ou par Asher lui-même, émanant de
l’association des chefs de police de l’état de Floride, de l’Association
internationale des officiers de police, du service d’immigration, du FBI ou encore de la garde rapprochée du président (US Secret Service)...