"Le féminisme et les logiciels libres sont tous deux opposés à une culture dominante forte" [Sara]
Les Gender Changers prônent l’informatique libre, par les filles et pour les filles
C’est à Athènes que la Gender changers academy (GCA), un collectif féministe international d’origine hollandaise, a tenu, du 30 juin au 6 juillet, son campement annuel, intitulé "/etc" pour "carnaval technologique éclectique". Cette semaine d’ateliers d’informatique libre pour les femmes a réuni une quarantaine de femmes intéressées par l’informatique, qu’elles soient novices ou "hackeuses". Comme l’an passé à Pula (Croatie), elles venaient de toute l’Europe. Leur prochain rendez-vous, en préparation, devrait se tenir à Belgrade (Serbie). Depuis leur création en mars 2000, les Gender changers, qui tiennent leur nom des prises qui servent à changer un câble mâle en câble femelle et vice versa, ont pour objectif d’enseigner et de questionner la culture informatique, par une approche pratique et féministe.
Le logo du collectif européen de "hackeuses" Gender Changers Academy (DR)
Pour situer les Gender Changers, il faut imaginer une convention de hackers telle que celles que tiennent les grands collectifs comme le congrès annuel du Chaos Computer Club allemand ou la réunion Defcon américaine. Des centaines de "nerds", accros à l’informatique, jubilent devant des écrans noirs sur lesquels défilent des lignes de code. Au milieu de cette marée masculine se balade un petit groupe de filles rôdant à l’affût de matériel défectueux à détruire, d’énormes marteaux à la main ! La scène, réelle, se passe à l’été 2001, en Hollande, au campement Hackers at large (HAL2001).
"On voulait faire une intervention sur la définition du hacking. Puisque nous enseignons la technique matérielle, quoi de plus approprié que de hacker du matériel informatique ? raconte Sara, une des fondatrices du collectif GCA. Hack hack, allez les filles ! On a demandé à un vidéaste d’enregistrer notre performance et nous avons montré cette vidéo plus tard lors des recontres Very cyberfeminist international, organisées par le groupe d’allemandes Old boys network à Hambourg plus tard cette année-là."
En pratique, les femmes de GCA organisent des ateliers dont l’atmosphère conviviale permet à la plus béotienne des utilisatrices d’ordinateur de s’initier ou de s’améliorer sans les contraintes habituelles liées aux effets de la "domination masculine" qu’elles dénoncent. Ursula, une Allemande membre du collectif, explique la démarche, active : "La plupart des garçons n’ont aucune idée des dommages liés à la socialisation informatique et comment c’est utile pour une femme de commencer à pénétrer un environnement totalement clos et masculin en détruisant quelque chose qui symbolise ce groupe et ses comportements. Démonter les machines et regarder comment elles sont faites, c’est un moyen de commencer à briser l’apprentissage passif..."
C’est la spécialité des GCA : démonter des machines usagées pour en assembler de nouvelles et pousser les femmes à apprendre le fonctionnement des ordinateurs dans ses moindres détails. Une logique située quelque part entre la philosophie Gnu issue du logiciel libre et un rêve d’émancipation féministe remis au goût du jour. Une sorte de version cybernétique des Riot grrl (Mouvement punk-rock féministe du début des années 90 représenté en autres par le groupe Bikini Kill, Ndlr). "Un ou une genderchanger peut être vu comme quelqu’un qui veut changer la façon dont le monde perçoit les choses comme par exemple que les ordinateurs sont réservés aux hommes," explique Ursula. Entretien croisé avec cette ingénieure allemande membre des GCA qui n’avait pas ouvert un ordinateur avant l’âge de 28 ans et Sara, une des jeunes informaticiennes fondatrices du collectif, issue des milieux activistes d’Amsterdam.
Comment s’est déroulée la semaine d’ateliers que vous avez organisée lors de votre campement "/etc" à Athènes, au début du mois ?
Sara : Très bien. Nous n’avions pas d’objectif spécial, à part faire des ateliers avec et pour des femmes de Grèce et d’autres pays. La semaine fut intense pour toutes les "formatrices" impliquées, qui donnèrent au moins deux ateliers par jours. Par 40 °C, cette tâche peut-être assez rude... Une quinzaine de femmes a participé à chaque atelier et beaucoup se sont efforcées de venir tous les jours. Je pense qu’en tout une quarantaine de femmes ont suivi des ateliers au cours de la semaine. On ne fait que des petits ateliers avec peu de personnes, à peu près quatre élèves par enseignante au maximum.
Ursula : Un campement comme celui-là c’est vraiment beaucoup de boulot. On avait très peu de PC récents faciles à configurer, et beaucoup de vieux matos... Pourtant nous avons fait tous les ateliers, et toutes les participantes ont apprécié. J’étais particulièrement heureuse que deux femmes de Mujeres in red, un hacklab de Madrid, soient venues nous donner un coup de main. Je regrette un peu qu’on n’ait pas eu de temps pour faire du hacking traditionnel, du bricolage informatique pour le plaisir comme il y en a habituellement dans les conventions - sauf que dans notre cas, il n’y aurait pas eu de porno ! A l’avenir, je pense qu’il faudrait qu’on constitue des groupes pour débutantes et d’autres pour utilisatrices avancées. Non que j’aime hiérarchiser mais cela peut parfois aider...
Les femmes qui ont assisté à vos ateliers étaient majoritairement débutantes. Le chemin semble long avant d’avoir de véritables hacklabs féminins...
Ursula : La plupart des femmes sont débutantes, ou au moins se vivent comme telles. La plupart viennent du monde Windows, ne programment pas et ne connaissaient pas grand chose à Linux... La plupart disaient avoir un intérêt pour les aspects techniques de l’environnement open source mais n’avaient jamais trouvé quelqu’un pour répondre à leurs questions.
Sara : En fait, cela dépend un peu de ce qu’on appelle débutant. Un débutant peut être une personne qui n’a jamais touché un ordinateur de sa vie. Cela peut aussi être quelqu’un qui est habitué aux systèmes propriétaires et peut travailler seule devant un ordinateur mais sera quand même une newbie débutant dans le logiciel libre, découvrant Linux pour la première fois.
Il y a aussi des femmes qui ont déjà démonté des PC auparavant mais qui ne savent pas naviguer dans le Bios (l’interface logicielle de configuration de la mémoire morte de l’ordinateur, Ndlr). J’ai rencontré des femmes qui pouvaient construire une antenne de réseau internet sans fil mais ne savaient pas installer la Mandrake (la plus conviviale des distributions de Linux, Ndlr).
Je voudrais souligner le fait que notre campement "/etc" EST un hacklab. C’est un endroit où des femmes, sans pré-requis, peuvent expérimenter, jouer et essayer des trucs informatiques et des logiciels libres dans un environnement non hiérarchique et non-commercial. Ce n’est peut-être pas un hacklab dans le sens traditionnel du terme mais si vous êtes concerné-e par les questions de genre, c’est une expérience assez unique, bien qu’il existe d’autres groupes et expériences comme les Linuxchix ou les sorcières du groupe allemand Haecksen (Lire notre article). L’atmosphère amicale fait que toutes les questions peuvent être posées sans qu’elles paraissent stupides. On travaille ensemble, en s’entraidant et se guidant sans qu’il y ait de compétition.
Vous vous définissez comme "hacker". Pour vous, que représente ce mot ?
Sara : On désigne souvent par "hacker" des gens qui sont des "magiciens" des réseaux et des ordinateurs. Cela présuppose qu’il/elle est très impliquée dans le développement informatique, qu’il/elle lit des fanzines de nerds et participe aux listes de discussion techniques toute la journée. Quelqu’un qui travaille avec des ordinateurs à son travail et aussi pendant son temps libre. Entre parenthèses, ceci constitue une libre définition de ce que je suis...
Mais, pour moi, un hacker est aussi quelqu’un qui "hacke" et déconstruit sa façon d’être dans le monde informatique, manière figurée mais aussi manière littérale, comme nous l’avons fait à la convention HAL2001. Le monde dont je parle n’est pas seulement une affaire de techniques et de connaissances mais aussi de cultures dominantes.
La culture la plus dominante, du point de vue des Gender changers, c’est une culture qui se résume à être presque exclusivement masculine, où le réseau des garçons garde le pouvoir et la connaissance à l’intérieur de ses frontières. Ce que les hackers considèrent comme une menace venant de dehors est repoussé à l’extérieur à l’aide d’instruments de pouvoirs ou est abordé de manière ironique, quand il n’est pas simplement ignoré.
Bien sûr il existe plein de nerds sympas surtout dans le milieu du logiciel libre. Ils sont plus qu’heureux de nous montrer, à nous les femmes, comment les choses marchent. Ils sont plus qu’heureux de prendre en main notre clavier, en faisant de longs monologues à propos de partitionnements de disques durs, nous guidant dans la jungle extrêmement compliquée de termes techniques, détruisant tous les virus d’Outlook, virant tous les fichiers inutiles, pianotant sur le clavier et nous laissant au même point qu’avant leur intervention, toujours dépendante d’une aide masculine pour dépanner son ordi...
Pour certains, cette vision peut ressembler à une théorie de la conspiration et je comprends que des gens ne soient pas d’accord. Mais alors, sur ce point, nous serons en désaccord en ce qui concerne l’implication des genres dans la technologie informatique.
La plupart des gens ne voient pas qu’il peut y avoir des différences de genres quand on utilise un ordinateur. Après tout, il s’agit de machines et une machine ne fait pas de différence entre ceux qui l’utilisent.
Des gens très modernes vous diront que le féminisme n’est plus nécessaire dans les nouvelles technologies et dans le cyberespace. Dans leur approche, les hommes et les femmes sont égaux devant l’utilisation, la maintenance, l’administration, la production et la création de logiciels et de matériels. J’ai rencontré ces gens et je ne sais pas de quoi ils parlent. Personne ne peut répondre à ma question : Pourquoi y a-t-il aussi peu de femmes alors ? Les réponses les plus désespérantes parlent de prédispositions génétiques. Hey ! Que les femmes écoutent et obéissent et retournent d’où elles viennent : la cuisine. Rappelle-toi : les samedis sont réservés au sexe... (rires)
Vous organisez également des ateliers dans des rendez-vous militants politiques comme les campements No Border. Quel est le lien entre GCA et l’activisme qui lutte pour la libre circulation des personnes ?
Sara : La plupart des participantes aux ateliers, qu’il s’agisse des formatrices ou des participantes, est impliquée dans d’autres formes d’activisme. Nous défendons l’esprit non-commercial, l’autoproduction "do-it-yourself", le recyclage de matériel et la maîtrise des ordis, ainsi que des périphériques, modems, caméras. Tout cela rejoint selon nous les questions de circulation d’information et de liberté de mouvement, telles que les défendent des groupes comme Indymedia, No Border et bien d’autres...
Comment faites-vous le lien entre féminisme et mouvement du logiciel libre ?
Ursula : C’est difficile comme question, ce mouvement est un mouvement très masculin même si des femmes se prennent en main depuis quelques années et le rejoignent, en ramenant leurs idées. Déjà, femmes et féminisme, ce n’est pas la même chose. Jusqu’à présent, le mouvement féministe a été plutôt anti-technologique, et assez éloigné de l’informatique libre. Il faudrait que les mouvements féministes réalisent un peu plus combien le mouvement des logiciels libres est proche de leur approche...
Sara : Bonne question. Ce n’est pas évident dans la pratique. Pourtant, je crois qu’il y a un premier lien évident entre féminisme et logiciels libres car les deux sont opposés à une culture dominante forte.
On objecte souvent aux GCA qu’il existe aussi des hommes qui ont peur de la technique et vos ateliers réservés aux femmes soulèvent parfois de violentes réactions...
Ursula : Je ne ressens pas d’obligation à donner de ma vie pour des gens qui refusent de voir que cette société est patriarcale. Quant au "problème" des ateliers réservés aux femmes, il faut relire cette étude des années 70 à propos de l’éducation mixte. Des professeurs ont essayé de distribuer équitablement le temps de parole des élèves qu’ils soient garçons ou filles. En réalité, les résultats de cette étude, intitulée "Gewalt durch Sprache" ("La violence par la parole", Ndlr [1]), montre qu’au final seulement 30 % du temps de parole des enfants revenait aux filles alors même que les professeurs pensaient être équitables.
Maintenant, lorsqu’on me demande pourquoi ces ateliers féminins sont importants, je ne peux que répondre que j’ai une expérience pratique et politique de groupes universitaires ou techniques majoritairement masculins mais aussi d’autres majoritairement fémininins et que les problèmes qu’ils posent en terme de remarques et comportements sexistes ont toujours les mêmes effets : l’homme se défend du caractère sexiste de ses remarques, le ton monte et la personne qui se sent le plus mal, en général la fille, finit par quitter le groupe... Donc, je pense que cela a du sens de faire des groupes homogènes en dehors des groupes de hackers habituels qui regroupent des garçons entre 20 et 40 ans, pour la plupart blancs et issus des classes moyennes. Ils ont assez d’occasions de se retrouver... D’autant plus que l’industrie informatique fleurit sur l’exploitation de populations complètement différentes de ce modèle ! (Les composants informatiques sont montés par des petites mains souvent féminines, asiatiques ou indo-pakistanaises, Ndlr)