CHAPITRE III : COMMENT JE ME SUIS FAIT INCUBER
À l’été 2000, la chance sourit enfin à Marc-...ric Gervais. Il décroche un rendez-vous avec l’Atelier de l’Innovation. Situé dans un bâtiment sans charme planté en bordure du périphérique parisien, dans le XVIIe arrondissement, l’Adi, comme l’appelle ses employés, apparaît comme un incubateur discret, à mille lieues de la branchitude des pépinières Tocamak ou Republic Alley. La structure a été fondée, en août 1998, par Jean-Yves Charron et Gilles Malfait. Le président et son directeur général s’inscrivent dans la lignée du capitalisme traditionnel. L’équipe qu’ils dirigent affiche une moyenne d’âge supérieure à 35 ans et Charron fait encore appeler ses correspondants par sa secrétaire. Carrure imposante, costume croisé et crinière blanche, c’est lui le maître à bord. Capable d’accès de fureur sous des dehors bonhommes, il a fixé, pour la dizaine de start-ups qu’il héberge, des règles de fonctionnement quasi-militaires, qu’il martèle à l’occasion d’incontournables briefings hebdomadaires. La plus sévère d’entre elles, c’est le partage du capital initial : 50 % pour le porteur de projet, 50 % pour l’Atelier. En contrepartie de quoi, Charron apporte notamment le soutien de Najeti, un fonds d’investissement doté, dit-il, de 300 millions de francs, créé par les Durand, héritiers des fondateurs des Cristalleries d’Arques.
À 55 ans, Charron se revendique autodidacte et inventeur professionnel, d’où son intérêt pour les jeunes pousses à fort contenu technique ou technologique, qu’elles produisent des chaudières de nouvelle génération (Therm Ambiance) ou qu’elles aient mis au point un astucieux système universel d’emballage (Elyce Innovation). Les pures dotcoms, elles, sont examinées avec une extrême circonspection.
La conversation amoureuse
Pourtant, l’œil de Charron s’allume lorsqu’il reçoit Gervais. Le président de l’Adi goûte peu les nouvelles technologies, mais il comprend très vite ce que son visiteur lui propose avec la vidéo à bas débit via Internet. WEB.fr, c’est la quête du Graal, un marché qui se chiffre en milliards de dollars. Avec, en prime, la perspective d’une lutte contre les titans Microsoft, Sun et Real Networks. Charron tombe sous le charme. « Quand j’ai rencontré Jean-Yves Charron, on était sur la même longueur d’ondes concernant Internet : je n’ai aucune honte à dire que je me situe dans l’Internet marchand », dira Marc-...ric Gervais. Jean-Yves Charron charge son tout nouveau directeur scientifique, Michel Munoz, d’évaluer l’activité de WEB.fr. En réalité, son choix est presque déjà arrêté : c’est une bonne affaire. Est-il aveuglé par le bagout de Marc-...ric Gervais ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est qu’il a « un ego de grand découvreur d’innovations », comme en témoigne une ancienne employée de l’Atelier de l’Innovation. À la fin du mois de septembre 2000, WEB.fr s’installe à l’Adi. Le 11 octobre 2000, le mariage est officialisé. L’Atelier de l’Innovation s’empare de la moitié du capital de WEB.fr, Marc-...ric Gervais conserve 44 % du gâteau. Il est prévu que des parts reviennent aux développeurs. Employé par l’Adi, Philippe Fourcade, 42 ans, devient gérant de la société. Curieuse entorse à ses propres règles, Charron s’adjuge le titre de président.
Petits génies et vieux démons
Lorsqu’il monte voir ses jeunes prodiges au sixième étage de l’Adi, Jean-Yves Charron est excité comme un gamin. À la mi-novembre, il fait visiter les lieux à un journaliste de Transfert.net. « Ce type est un génie », lâche-t-il en passant devant l’ordinateur d’Ivan F.. L’étudiant est très bien payé. Pour les gamins, c’est la belle vie. Mais, selon Gervais, ils travaillent parfois jusqu’à 20 heures par jour. Officiellement, Charron et Gervais se sont fixé pour but de « sortir » la technologie au début de l’année 2001. Le 11 décembre, WEB.fr encaisse l’investissement de Najeti, un chèque de 7 millions de francs déposés sur un compte de la Financière de Rotschild. On en profite pour changer une nouvelle fois le nom de l’entreprise : ce sera désormais i2bp. I/2B/P en référence au vocabulaire technique des « trames dans un train de compression vidéo MPEG ». Mais aussi, en franglais, « I tue BP ». Un obscur jeu de mot annonçant la mort des autres technologies de vidéo sur Internet.
Le cercle des étudiants disparus
Seule ombre à ce tableau idyllique, la situation scolaire d’Ivan F.. Depuis la rentrée de septembre, l’étudiant n’a pas remis les pieds à Supinfo. Devant le président de l’école, Alick Mouriesse, Marc-...ric Gervais se livre à un grand numéro pour que le garçon poursuive son travail à WEB.fr. Sans succès. Début décembre, l’étudiant reçoit un avertissement de l’école avant exclusion définitive. Ses parents sont prévenus. Cette fois, c’est Philippe Fourcade, le gérant de WEB.fr, qui joue les pompiers auprès de l’établissement. Il vient à l’école pour une démonstration de la technologie. Selon Mouriesse, la vidéo est vraiment de qualité médiocre. Le président de l’école, de plus en plus sceptique depuis la première rencontre avec Gervais, rétorque qu’il peut faire mieux sur le PDA couleur qu’il vient d’acheter. L’école exclut l’étudiant quelques semaines plus tard. Un temps retourné à Supinfo, Hervé C. sèche lui aussi les cours pour revenir à WEB.fr.