Depuis janvier 2003, un groupe de travail du Conseil de l’Europe planche sur la création d’un droit de réponse qui s’appliquerait à l’internet comme il en existe un depuis 1974 pour la presse écrite, la radio et la télévision. Le projet du Conseil de l’Europe devrait être transmis au Conseil des ministres de l’Union européenne à la fin de l’année, pour être transformé en recommandation officielle.
Le projet de recommandation de l’organisation intergouvernemetale européenne, qui compte 44 pays membres, considère peu ou prou qu’internet est "un média comme les autres". Le droit de réponse électronique qu’il créerait s’appliquerait aux sites d’informations, profesionnels et amateurs. Et probablement aussi aux forums de discussion qu’ils hébergent.
Selon le Conseil de l’Europe, le droit de réponse électronique supposerait que les Etats membres introduisent l’obligation pour les médias en ligne de conserver une copie des informations qu’ils ont mises à la disposition du public.
La réponse devrait être accessible au public dans un emplacement visible pour une durée au moins égale à celle pendant laquelle l’information contestée a été accessible au public, dit encore la recommandation.
Enfin, les réponses pourraient être longues, étant donné que les limites de capacité des contenus en ligne sont moindres que pour les médias "classiques".
Le projet, qui vise à harmoniser les législations européennes, a déjà suscité des réactions, notamment aux Etats-Unis. Le célèbre journaliste Declan McCulagh lui reproche sa philosophie "sur-régulatrice" et son manque de réalisme à vouloir couvrir tous les sites en ligne, et non les seuls médias professionnels. L’ex-star du magazine technologique Wired n’est pas convaincu par les arguments du Conseil de l’Europe qui dit que certains sites de particuliers, comme les "blogs", sont très influents. Il craint un effet "glaçant" du droit de réponse, qui pousserait les éditeurs à publier des textes peu polémiques par peur.
Transfert a interrogé Emmanuel Derieux, un juriste qui a contribué
à la recommandation du Conseil de l’Europe. Ce spécialiste du droit des médias officie également en tant que professeur à l’université Panthéon-Assas (Paris-II).
Quelles furent les motivations du Conseil de l’Europe ?
Emmanuel Derieux : Le Conseil de l’Europe a constaté la diversité des législations sur le droit de réponse dans les Etats membres. La réflexion permettra d’harmoniser les pratiques existantes et, on l’espère, sensibilisera les pays n’ayant pas adopté de textes spécifiques en la matière, comme le Royaume-Uni ou le Portugal.
Quelle est la situation actuelle en France ?
Actuellement, il n’y a pas, en droit français, de dispositions qui imposent la publication d’un droit de réponse sur l’internet. Le principe devrait être transposable d’un média à un autre, mais les modalités de mise en oeuvre de ce droit sont prévues seulement pour la presse périodique écrite et pour l’audiovisuel. Je pense qu’il faudrait une intervention réglementaire pour en préciser la transposition et son application sur l’internet.
Selon vous, un droit de réponse crédibiliserait davantage les contenus existant sur internet ?
Oui, je pense qu’il serait bon que les internautes soient clairement informés de l’identité des producteurs d’informations. Dans cette optique, j’ai déjà évoqué au cours de précédents colloques et articles les avantages de labels de qualité. Ce serait une garantie supplémentaire pour savoir qui se cache derrière le site, quel est son degré de professionalisme. Pour ceux qui mettent les informations en ligne, ce serait sans doute un grand progrès.
Certaines personnes pensent néanmoins que l’internet s’autorégule et que le législateur devrait s’effacer...
L’expérience que j’ai d’une autorégulation dans d’autres médias n’est pas très encourageante. A mon avis, l’autorégulation ou la corégulation a servi d’argument pour échapper, temporairement du moins, au législateur. Prenez par exemple le principe de la Netiquette (une sorte de corpus de principes de bonne conduite sur le réseau, sans valeur légale, NDLR). Il n’y a que peu de progrès, sur internet ou les autres médias, qui vont dans le sens d’un meilleure autorégulation. Je n’ai pas observé que les sites professionnels ou collectifs aient beaucoup réfléchi sur les pratiques ou les règles à suivre et les mettent en application.
De nombreux sites donnent pourtant la possibilité aux internautes de commenter leurs contenus...
Certains sites offrent cette possibilité, mais pas tous. Et surtout, je ne suis pas sûr que les personnes mises en cause aient la garantie de pouvoir réagir par le même biais. Ce serait comme si, dans la presse offline, les droits de réponse étaient publiés dans la rubrique "Courrier des lecteurs". Cela ne correspond pas à la nature du droit de réponse. Si les sites s’autorégulent, alors tant mieux. Ils ont en quelque sorte déjà intégré le droit de réponse. Mais s’ils se sentent contraints par notre projet, c’est parce que le droit de réponse ne doit pas correspondre à leur pratique.
Admettons que la recommandation soit suivie. Dans le cas précis de Greenpeace détournant le logo d’Esso en E$$O, l’ONG serait donc contrainte d’afficher la réaction d’Esso sur sont site ?
Il y a effectivement une mise en cause d’une personne morale dans des conditions telles qu’on devrait admettre son droit de réponse. Comment réagirait-elle ? Elle s’insurgerait contre sa mise en cause, elle rappelerait certains éléments de son activité pétrolière, mais cela n’irait pas au-delà. Le droit de réponse n’est pas destiné à accuser, à dénoncer. Le droit de réponse est un élément de débat et amène une pluralité de points de vue.
Quand bien même les pays membres du Conseil de l’Europe intégreraient ce droit de réponse dans leur législation, les sites situés dans le reste du monde pourraient toujours diffamer sans vergogne ?
On n’est pas complètement dénué de moyens d’interventions. Dès lors qu’on peut accéder au propos diffamatoire depuis le territoire français, officiellement et théoriquement, la loi française s’applique et les autorités françaises sont compétentes. On peut poursuivre en France un site web exploité depuis l’étranger. Le parallèle existe avec la presse écrite. En France, on peut accéder à une édition du New York Times et on peut théoriquement poursuivre le journal, du moment que certains propos sont diffamatoires.
Sur internet, il est courant d’héberger son site sur un autre territoire. Comment se fera l’intervention ?
C’est justement la difficulté. Nous essayons de rapprocher les législations ou les règles pour contraindre les sites à respecter le droit de réponse. On peut envisager, pourquoi pas, qu’un Français poursuive l’Etat dans lequel est hébergé le site. Nous aimerions garantir cette liberté ou cette limite à la liberté, malgré la multiplicité des sources, qui rend le contrôle plus compliqué.
Economiquement, le droit de réponse serait plus contraignant pour les sites d’informations à fort trafic que pour ceux à faible trafic. Ne serait-il un frein à l’essor de l’internet ?
Si un site est consulté par 10 000 personnes par jour, son impact est forcément plus fort que celui d’un site consulté trois fois par semaine. Il doit, de par son influence, surveiller davantage ses publications et accorder un droit de réponse en cas de dérapage.
Le droit s’appliquera-t-il également aux newsgroups et aux listes de diffusion ?
Oui, sauf que dans ce cadre, le problème majeur est de différencier la correspondance publique de la conversation privée. Si, à l’intérieur d’un café, trois personnes se connaissant discutent, on peut considérer que leur conversation est privée. Si on émet un journal vendu en kiosque et sur abonnement, même s’il n’intéresse que quatre lecteurs, ce n’est certainement pas de la correspondance privée. Distinguer la publication privée et publique n’est pas un débat nouveau. L’internet ne fait qu’amener le problème sur un autre terrain. Pour le moment, on s’oriente vers une solution qui combinerait plusieurs critères, comme le nombre de destinataires du message, son caractère individualisé, ses inscriptions, la nature des liens qui unissent les personnes à l’intérieur du forum, la procédure pour participer au forum...
Comment s’applique le droit de réponse dans le cas des informations mutualisées, des médias contributifs ?
Ce cas est identique à celui d’un journal réutilisant les dépêches d’agences d’information. Il engage sa responsabilité en publiant une information et doit proposer le droit de réponse. Après, libre au journal de se retourner contre l’agence émettrice. En revanche, si le fournisseur d’information se situe au Québec ou ailleurs, le journal aura plus de difficultés.
Dans votre projet, qu’encourt le fournisseur d’accès ?
Il y a partage des responsabilités entre celui qui publie les informations et les intermédiaires techniques. La loi française actuelle exclue très largement la responsabilité de ces derniers dès lors qu’ils n’ont pas été avisés par l’autorité judiciaire, qu’ils interviennent strictement pour la technique, qu’ils n’ont pas de contrôle du contenu accessible.
Quelles sont les chances de voir la recommandation sur le droit de réponse appliquée dans les pays membres ?
Tout d’abord, les résolutions et recommandations du Conseil de l’Europe n’ont pas de caractère contraignant. Les pays membres sont obligés moralement, diplomatiquement ou politiquement, mais pas juridiquement, d’appliquer la recommandation. La contrainte viendrait plutôt de la Cour européenne des droits de l’homme, qui, elle, peut suivre ces recommandations. Pour que les Etats membres adoptent une législation commune sur le droit de réponse, il faudrait la contrainte d’une convention ou d’un traité. Mais je vois mal un traité sur ce sujet apparaître un jour... Une autre solution envisageable serait une directive émise dans le cadre de l’Europe des 15 et bientôt l’Europe des 25.
C’est envisageable ?
C’est techniquement moins irréalisable que le traité international. C’est davantage une question de volonté. C’est déjà arrivé : la directive européenne "Télévision sans frontières" de 1999 incorporait un volet droit de réponse. On pourrait l’espérer dans la mesure où il existe déjà des directives sur la société de l’information, mais je ne crois pas que cela soit à l’ordre du jour.