Au Québec, l’opinion publique s’alarme des conséquences néfastes des jeux électroniques de la loterie nationale. Le gouvernement québécois prend ces inquiétudes très au sérieux.
"Il m’a appelé en me disant qu’il voulait se suicider. Un quart d’heure plus tard, il s’est mis une balle dans la tête." L’homme qui raconte cette tragique histoire s’appelle Claude Bilodeau, un Québécois de 35 ans. Le drame remonte à un an, l’homme qui a mis fin à ses jours était l’un de ses meilleurs amis. "C’était un policier. Il était accroc aux loteries électroniques de Loto-Québec, il faisait partie de ce qu’on appelle les joueurs compulsifs (1)." L’homme était membre d’un comité d’une fondation pour les enfants. À la suite d’une soirée caritative, il a détourné la recette pour la dépenser dans les machines à sous de la loterie nationale. Il ne l’a pas supporté. Ce cas extrême et exceptionnel n’est pourtant pas unique au Québec. En 1999, 33 suicides directement liés aux jeux y ont été recensés, selon un rapport des services du Bureau du coroner, un organisme chargé d’expertiser les causes de mortalité de la population québécoise. Récemment, la direction de la santé publique de Montréal (sorte de ministère de la santé au niveau régional) a publié une étude sur la santé mentale des joueurs dans la communauté urbaine de Montréal. Résultat : 43 % des joueurs de loteries vidéo développent des symptômes de jeu problématiques.
L’un des auteurs de l’étude, le sociologue Serge Chevalier ajoute : "Concernant les utilisateurs de loteries électroniques de Loto-Québec, la part de joueurs pathologiques (1) à Montréal est de 7 %. Contre 1 % pour les autres jeux."
Le gouvernement a pris très au sérieux cette étude et a cédé à la pression de l’opinion publique qui s’affolait des conséquences néfastes des loteries électroniques. En mai dernier, il annonçait le retrait de 1 000 de ses machines à sous numériques, sur un parc qui en compte de 15 000.
Soins pour les accros
Baptisées, "loteries vidéo", ces machines électroniques de jeux (poker, jeux de ligne, black-jack, keno) ont été autorisées par une loi provinciale datant de 1994. Dont l’un des objectifs était de lutter contre les jeux clandestins. Elles sont exploitées par une filiale de Loto-Québec (l’équivalent de la Française des jeux), la société des loteries vidéo du Québec qui est placée sous la responsabilité directe du gouvernement. Les loteries vidéo sont en fait des bornes interactives, munies d’un écran tactile, et installées dans les établissements titulaires d’une licence de débit d’alcool. 95 % sont installées dans les bars. Leur nombre est impressionnant : une machine à sous pour 484 habitants. "Le problème des loteries vidéo est celui de leur trop grande visibilité et de leur facilité d’accès. Il y en a en partout", s’inquiète Claude Bidoleau.
En novembre 1999, cet ex-accro aux jeux, ancien représentant commercial, a créé le premier centre de thérapie du Québec destiné à venir en aide aux joueurs compulsifs. Quelque temps auparavant, il avait monté, à Montréal, une antenne locale des Gamblers anonymes, des groupes d’entraide réunissant des joueurs qui souhaitent raccrocher. Pendant cinq ans, Claude a écumé les casinos, les champs de course et les bars glauques abritant des machines à sous clandestines. Avant de tourner définitivement la page il y a quelques années. La maison Claude Bilodeau a reçu, depuis son ouverture, 300 personnes. Le centre, agrée par les services de santé du Québec qui le subventionne à hauteur de 740 000 F, propose aux joueurs dépendants une thérapie de 28 jours, menée par une équipe de psychologues bénévoles. "Les joueurs qui arrivent ici sont dans un état de détresse maximal et se trouvent dans une grande désorganisation sociale." 94 % des résidents du centre sont d’anciens joueurs de loteries vidéo.
Loto Québec paiera
Selon Serge Chevalier, le mode de fonctionnement des loteries vidéo impliquerait des risques plus élevés. "Parmi les principaux dangers, on peut citer la répétitivité des jeux électroniques, leur simplicité ou encore la vitesse à laquelle on peut enchaîner les mises." Toutefois, les solutions techniques qui permettraient de limiter le nombre d’accros existent. "Jouer sur les couleurs pour rendre les jeux moins attractifs, allonger le temps d’affichage des résultats afin de casser le côté répétitif ou encore instaurer une carte électronique, une sorte de permis de jouer sur laquelle le joueur s’enregistre. Il serait également possible de programmer les machines afin de réduire la durée des sessions de jeux", assure le sociologue... Il nuance pourtant la portée de ces mesures : aucune étude n’a, pour le moment, évalué leur efficacité réelle.
Béatrice Pepper, porte-parole de Loto Québec, assure que la société de loteries se préoccupe du phénomène : "Nous avons créé, il y a dix ans, une direction de la recherche et de la prévention. Nous dépensons des millions de dollars pour mettre en place des mesures préventives. Actuellement, une équipe de psychologues de l’université Laval de Québec fait le tour des bars pour expliquer aux patrons quelles attitudes ils doivent adopter face à des joueurs réguliers. Lors du prochain renouvellement du parc des loteries vidéo, au cours de l’année 2002, nous allons équiper nos machines de nouvelles données. Par exemple, nous indiquerons au joueur son temps de jeu."
Le gouvernement a, par ailleurs, décidé que Loto Québec devra payer : dans les cinq prochaines années, la société devra verser plus de 20 millions de dollars canadiens par an (soit 90 millions de francs), au ministère de la Santé. Ces fonds serviront notamment à financer des centres de thérapie et des actions de prévention. Pour l’année 2000-2001, les Québecois ont 4,5 milliards de dollars canadiens dans les appareils de loterie vidéo. Le gouvernement québécois, de son côté, a empoché 639 millions de dollars canadiens (environ 2,9 milliards de francs) sur cette manne. Quoi qu’il en soit, il a déjà promis la tenue, en septembre prochain, d’un forum de réflexion sur les loteries vidéo...
(1) Le jeu pathologique ou jeu compulsif est une maladie aujourd’hui reconnue par l’OMS (Organisation mondiale de la santé). Les symptômes de cette maladie ont été décrits pour la première fois dans les années 80 par l’American Psychiatric Association (APA). Parmi les principaux signes révélateurs : compter sur les autres pour obtenir de l’argent et se sortir de situations désespérées dues au jeu, retourner souvent jouer un autre jour pour recouvrer ses pertes ou encore dissimuler ses problèmes de jeux.