Ann Lee était vouée à disparaître. Après un passage aussi bref que discret dans la BD japonaise, ce personnage sans histoire et sans épaisseur devait finir dans un tiroir. Pour 46 000 yens, des artistes français lui ont offert une nouvelle vie.
 Dominique Gonzales-Foerster |
Ann Lee n’est qu’une surface. Elle traverse l’écran strié par une lourde pluie, puis disparaît. Sa démarche gracile et anonyme laisse derrière elle la sensation tenace du doute. Il faut s’asseoir, la tête entre les mains, et l’attendre, en se languissant du timbre atone de sa voix. Ce qu’il y a de déconcertant dans les personnages numériques, c’est leur refus d’être tangibles, leur incapacité à s’incarner dans un lieu plausible. Ann Lee revient. En japonais - sa langue natale - l’héroïne de manga entame une litanie apocalyptique. Traduction : "
Il n’y aura pas de Zone de sécurité. Vous allez disparaître dans vos écrans. C’est une promesse - je vous le promets (...) Il n’y a nulle part où aller, absolument nulle part dans cet univers complètement perdu. Je parle de toute ma voix, d’ici, jusqu’aux confins de Jupiter, à travers les banlieues désertes de Mars, et même plus loin que cette galaxie et partout dans le reste de l’univers, et à la Lune... Aucun endroit ne s’appellera plus Zone de sécurité."
De retour de l’entre-mondes
Ann Lee est l’héroïne d’un film d’animation en 3D de la vidéaste française Dominique Gonzales-Foerster, présenté jusqu’au 3 mars prochain à la galerie Jennifer Flay, rue Louise-Weiss, à Paris. Ann Lee est une rescapée. Un produit culturel, inventé par Kworks, une agence japonaise spécialisée dans la création à la chaîne de personnages pour des dessinateurs de manga en mal d’inspiration. Personnage sans signes particuliers, vierge de toute histoire, Ann Lee était condamnée à demeurer dans l’entre-mondes des fictions qui n’ont personne pour leur donner corps et vie. L’an dernier, les plasticiens Pierre Huygue et Philippe Parreno ont décidé de racheter le personnage à Kworks pour 46 000 yens (environ 2 800 francs). Le projet No ghost, just a shell était né. Son titre, qui signifie quelque chose comme "pas un fantôme, juste une enveloppe", est inspiré de Ghost in the shell, l’un des chef-d’œuvre de l’animation japonaise (1996, Mamoru Oshii). Dans ses notes de 1999, Philippe Parreno décrit sa démarche : "Une entreprise écologique, une entreprise de traduction : acheter le copyright d’un de ces personnages, un personnage bon marché, amené à disparaître très vite. Travailler avec lui à une véritable histoire, traduire ses aptitudes dans une psychologie, lui prêter un caractère, un texte, une dénonciation, le plaidoyer d’un procès. Faire en sorte que ce personnage puisse vivre différentes histoires. Qu’il puisse agir comme un signe, comme un logo actif."
Répondre au besoin d’héroïne
Anywhere out of the world, de Philippe Parreno et 2 minutes en dehors du temps, de Pierre Huyghe, deux films d’animations réalisés en 2000, ont marqué le retour à la vie d’Ann Lee. Avec Ann Lee in Anzen zone, Dominique Gonzales-Foerster prolonge et enrichit encore l’histoire. La vidéaste témoigne : "Chez tous les participants au projet, Pierre Huygues, Philippe Parreno ou moi, Ann Lee a provoqué d’étranges réactions. Comme si l’abstraction du personnage abolissait la distance, permettait d’aller vers l’anxiété, de dévoiler des choses que nous n’aurions jamais osé dévoiler" (Aden, 30 janvier 2001).
Ann Lee n’était rien. Elle a désormais un destin : celui d’un produit destiné à répondre aux besoins de l’industrie culturelle, qui se retrouve investi par de nouveaux imaginaires et qui devient un objet d’art à part entière.
Une création de Dominique Gonzales-Foerster. Jusqu’au 3 mars à la galerie Jennifer Flay, 20 rue Louise-Weiss, Paris 13e. Tél : 01 44 06 73 60.