Elle est morte à 19 ans ce 14 mai, ayant lutté deux ans contre la leucémie. Une jolie fille du Midwest, dont la soif de vivre exemplaire lui avait valu des foules d’amis en ligne, et qui n’a jamais existé.
Deux ans durant, une foule d’internautes fut le témoin actif du destin de Kaycee Nicole. Minée par la leucémie, cette étudiante belle, intelligente, émouvante, tenait à leur intention un weblog, un journal intime en ligne intitulé Couleurs Vivantes. D’e-mails en chatrooms et même en coups de fil, Kaycee devint le centre d’un extraordinaire réseau d’amitié. Lorsqu’elle rendit l’âme, le 14 mai dernier, tous ceux qui suivaient son combat furent frappés de plein fouet. Mais il y a un problème : Kaycee Nicole n’a jamais existé. "Puisqu’il s’agit de l’Internet, personne ne semble vraiment sûr de ce qui s’est passé", remarque ironiquement un reporter de MSNBC. L’existence de Kaycee est pourtant documentée. Des douzaines de pages Web relatent son martyre. Si son weblog et celui signé par sa mère ont été fermés après le 14 mai, nombre de documents échappent encore au 404. Et les internautes victimes de la fumisterie sont les premiers à se mettre en chasse. Il faut saluer en particulier le travail d’enquête et de synthèse mené par Adam de Rootnode.org.
C’était une blague
L’histoire commence à Oklahoma City, vers 1998. Une lycéenne, Kelli Swenson, invente un personnage. Elle le baptise Kaycee Nicole, le dote de pages perso et lui donne le visage d’une autre lycéenne, bien vivante et très jolie, star des tournois de basket. Puis Debbie Swenson, la mère de Kelli, s’empare du personnage créé par sa fille et lui invente une leucémie. Sa maladie permet à Kaycee, qui a rejoint la communauté en ligne de CollegeClub.com, une certaine popularité. Celle-ci explose avec l’entrée en scène de Randall van der Woning. Ce Canadien est connu sous le nom de BWG, le Big White Guy. Il est établi à Hong Kong. En ligne, il découvre la séduisante Kaycee, sympathise avec elle, puis sa mère. Il offre à la jeune fille de lui créer un weblog, afin qu’elle puisse partager au mieux sa lumineuse expérience. Incognito, devant son clavier, Debbie Swenson gère en virtuose la vie tragique de sa "fille", fait alterner rémissions et crises. Les présents affluent dans la boîte postale de la fictive héroïne : elle aurait reçu des chapeaux par dizaines, pour la protéger du soleil après une chimiothérapie éprouvante... "Je lui ai adressé 20 cartes de téléphone, des stylos, un ours en peluche et des personnages Beanie Babies, plus un bon-cadeau de 20 dollars sur Amazon.com", déclare, au reporter de Msnbc.com, une victime (anonyme) de la supercherie. Elle poursuit : "j’ai une fille de dix ans. Quand nous allions quelque part, elle disait, "il faudrait envoyer quelque chose à Kaycee". D’où ces petits cadeaux... Ma fille a pleuré quand Kaycee est morte. Et maintenant, je dois lui avouer que c’était une blague."
Premiers soupçons
Dans l’intervalle, suivant la suggestion de Randall le Grand type blanc, Debbie a ouvert son propre weblog où elle mêle les anecdotes sur "ses" filles, Kaycee Nicole et Kelli. Début mai, peut-être effrayée par cette popularité devenue incontrôlable, Debbie Swanson tire le rideau. Au moment où Kaycee Nicole va triompher de sa leucémie, Debbie déclare qu’une rupture d’anévrisme vient de l’emporter ! Douleur du cercle des internautes, qui manifestent leur soutien... et leurs premiers soupçons : la boîte postale n’existe plus, alors pourquoi Debbie refuse-t-elle d’indiquer une adresse où faire parvenir les condoléances ? Pourquoi ne dit-elle rien des obsèques ? Et surtout, pourquoi les preuves de l’existence, au Kansas ou en Oklahoma, d’une dénommée Kaycee Nicole font-elles complètement défaut ? Le site de Kaycee renvoyait à un article du New York Times, en date du 10 août 2000. La jeune fille y était interviewée à propos d’éducation. Elle dont l’identité en ligne se limitait à un double prénom, était présentée par le NYT comme Kaycee Swenson. De fil en aiguille, les limiers du Web remontèrent à Kelli, et à Debbie. L’adresse IP d’un e-mail envoyé par Kaycee ajouta une présomption supplémentaire : le fournisseur d’accès était établi à Peabody, Kansas - ville ou réside désormais Debbie Swanson. Pressée de questions, celle-ci reconnut être l’auteur de la supercherie. Effondré, Randall le Grand Type Blanc coupa l’accès aux deux weblogs créés pour Kaycee et Debbie. Leur adresse n’ouvre plus que sur sa propre relation, très détaillée, de l’histoire.
Un film génial
Pour les limiers, restait à éclaircir l’identité de la basketteuse qui avait prêté ses traits à Kaycee. Adam de Rootnode.org écrit : "Sur nombre de photos, on avait approximativement camouflé, grâce à des programmes graphiques, le nom de l’école sur le maillot de basketteuse de Kaycee. Avec Photoshop, quelqu’un parvint à dégager, sur une photo maquillée du sol du gymnase, l’image de la mascotte de l’école : un lion. Mais la trouvaille était de peu de secours. (...) On découvrit d’autres pages web consacrées à Kaycee, avec de nouvelles photos. Outre la mascotte de l’école, l’une de celles-ci montrait que Kaycee jouait numéro 10 de l’équipe de basket. En recoupant la ville où vivaient les Swenson et la mascotte de l’école, identifier celle-ci fut facile. Une liste des joueuses de basket pour 1999 présentait la numéro 10 sous le nom de Julie (patronyme omis). Entré dans Google, ce nom fit apparaître en tête de liste un lien surprenant : il ouvrait sur le profil de basketteuse de Julie. Et à l’écran, le visage de "Kaycee Nicole" rayonnait avec la clarté du jour." Julie n’est pas morte. Elle a prêté malgré elle son visage à l’inexistante leucémique. Randall le Grand Type Blanc jure de son honnêteté. Aux psys, en ligne ou ailleurs, de démêler ce qui a pu pousser Debbie Swanson à se dédoubler de façon aussi minutieuse en mère de famille tragique et en jeune première héroïque. Les vrais orphelins de l’affaire sont sûrement ceux qui ont marché dans le rêve. La déception les transforme parfois en justiciers paranoïaques : "Et si le Grand Type Blanc de Hong Kong était un agent de la Chine Rouge s’efforçant de semer aux ...tats-Unis la confusion et le doute par des techniques de guerre psychologique ?", délire l’un d’eux sur un forum. "L’amitié en ligne est-elle possible ?", demande, pour sa part, CollegeClub, où Kaycee vécut le début de sa brève existence. À cette vraie question, FantasmaRose répond : "Je pleure toujours cette amie que j’ai cru perdre, et que d’une certaine manière j’ai perdue. Je souffre pour mes amis qui ont été blessés. Je les serre très fort dans mes bras, je les embrasse tout aussi fort (...) Au moins, ça a été une histoire merveilleuse. Le film serait génial."