Faire communiquer entre eux tous les objets du quotidien et les rendre sensibles au contexte ainsi qu’à l’environnement : telle est l’ambition de "l’informatique omniprésente",une piste de recherche suivie par de nombreux poids lourds des technologies. Le TA-Swiss, un organe d’évaluation qui rend des avis consultatifs pour le parlement suisse, vient de publier un rapport soulignant les dangers potentiels de ce concept, qui fera proliférer ondes radio et mini-processeurs autour de nous. Pour protéger la santé humaine et l’environnement, le rapport préconise de se plier au principe de précaution.
Stylo, lunettes, veste, aspirateur, réfrigérateur, machine à laver, voiture, porte ou même enduit mural... autant d’éléments de la vie courante que les ingénieurs cherchent à rendre "intelligents" et capables de communiquer entre eux, sans fil, grâce aux ondes radio. Pour relier ces objets aux ordinateurs, téléphones portables et assistants personnels, les protocoles sont multiples : GSM, UMTS, Bluetooth ou Wifi (Wireless fidelity).
Bien plus ambitieuse que la célèbre mais décevante "domotique", " l’informatique omniprésente" vise à rendre les machines "sensibles au contexte". Plutôt que d’être toujours dépendants des informations que l’utilisateur leur transmet, les "objets futés" pourraient "sentir" leur environnement en communiquant avec leurs homologues, et agir en conséquence.
"Ainsi, toute chope sera peut-être équipée un jour d’un capteur qui avertira le garçon de café que son client a terminé sa bière... ou qu’il est en train de la filouter, car elle sort de l’établissement !", prédisent, non sans humour, les auteurs suisses du rapport, rendu public le 23 septembre 2003. Les experts qui ont rédigé cette analyse sont issus de l’industrie, d’institutions officielles ou d’ONG.
Encore en devenir, l’informatique omniprésente est étudiée dans les labos d’IBM, de Microsoft, Xerox, Philips ou du MIT (Massachusets Institut of Technology depuis plusieurs années, sous divers noms de code : "ubiquitous computing", "sentient computing" ou encore "pervasive computing", que l’on pourrait traduire par "informatique envahissante".
Car si elle est prometteuse, cette technologie n’a pas que des avantages, comme l’explique le rapport intitulé "Le principe de précaution dans la société de l’information : les effets sur la santé et l’environnement du pervasive computing".
Brouillard informatique
En devenant omniprésente, l’informatique posera de nouveaux problèmes pour la santé humaine, soulignent les experts suisses. Lorsque les objets communiqueront entre eux, les ondes radio prolifèreront dans notre environnement, créant à terme une sorte de "smog informatique", brume épaisse composée de différentes fréquences.
Déjà présents avec la téléphonie mobile, les rayonnements non ionisants (RNI)
ont des effets méconnus sur la santé. La prolifération des antennes relais a d’ailleurs suscité de vives polémiques. Mais selon les experts suisses, les études menées jusqu’à présent ne portaient que sur les ondes GSM. Incertaines et contradictoires, ces connaissances scientifiques ne sauraient être transposées à l’informatique omniprésente, qui utilisera des fréquences beaucoup plus basses avec un nombre plus élevé d’émetteurs. Les ondes sont soupçonnées d’être dangereuses par leur action thermique mais aussi biologique, parce qu’elles créeraient des interférences dans la communication entre les cellules.
Ecologiquement incorrecte
Les auteurs du rapport craignent aussi que la multiplication des processeurs embarqués dans des objets courants connectés en permanence n’entraîne une hausse de la consommation d’énergie. Un risque réel, malgré les économies d’énergie que certaines applications pourraient entraîner, (comme l’adaptation du chauffage de la maison en fonction de l’agenda personnel de son propriétaire, par exemple).
La prolifération de millions de puces pose aussi un problème de recyclage. Seuls des procédés industriels lourds et coûteux permettent de démanteler les composants électroniques. Et, comme le rappellent les auteurs du rapport, un circuit imprimé peut contenir jusqu’à 400 matériaux différents, dont des métaux lourds nocifs comme le plomb ou le cadmium.
Tandis que de nombreux laboratoires de recherche et développement cherchent à faire naître une informatique omniprésente, techniquement fiable et économiquement viable, les experts suisses s’interrogent sur son implication juridique et sur le risque d’"irresponsabilité désorganisée" (une idée inspirée du sociologue allemand Ulrich Beck).
"Qui porte la responsabilité quand un réfrigérateur intelligent fait livrer 2000 paquets de lasagnes au lieu de deux ?", interrogent les chercheurs suisses. Il faudra clarifier les obligations respectives de l’utilisateur, du constructeur du matériel, de l’éditeur du logiciel, des exploitants d’infrastructures, voire des organismes de standardisation.
Etiquettes intelligentes et vie privée
Enfin, l’arrivée massive de l’informatique dans notre quotidien risque d’envahir notre vie privée. Rappelant qu’il existe déjà des puces d’identification qu’on implante sous la peau, l’autorité consultative suisse avance une mise en garde : "Si des mesures législatives et techniques préventives appropriées ne sont pas prises et que l’informatique pervasive s’impose avec toute sa force de frappe, la sphère privée risque d’être réduite à sa plus simple expression."
Le problème de respect des libertés individuelles que pose l’informatique omniprésente est en grande partie dû à l’utilisation des "étiquettes intelligentes". Appelées à remplacer les codes barres, ces minipuces d’identification par ondes radio portent un numéro unique et émettent ou reçoivent des infos dans un périmètre de quelques mètres autour de l’objet qui les portent.
Capables de renseigner les "objets futés" sur tous les éléments présents dans leur environnement, les étiquettes intelligentes RFID pourraient aussi permettre de savoir, à distance, ce que contient une maison ou un coffre, voire offrir une traçabilité des biens d’un individu, ce que dénoncent plusieurs ONG américaines...
Les dangers posés par l’informatique omniprésente sont "encore relatifs", admettent les experts suisses. Pour tenter de les prévenir, ils réaffirment l’importance du principe de précaution : "Appliqué à la société de l’information, (ce principe) exige d’empêcher toute expansion irréversible de technologies susceptibles de causer de gros dommages."
Les auteurs du rapport émettent une série de recommandations, dont une régulation par les pouvoirs publics : ils plaident pour un étiquetage obligatoire des objets "intelligents", mentionnant à la fois leur consommation énergétique précise et leurs niveaux de radiation, en fonction du mode d’utilisation.
Le TA-Swiss rappelle enfin l’importance des mesures de protection des données personnelles, (telles que la loi française Informatique et Libertés) et prône au passage l’éducation des jeunes à "l’esprit critique" vis-à-vis de l’informatique.
TA-Swiss a rendu ses conclusions au Conseil suisse de la Science et de la technologie, qui a pour mission d’émettre des recommandations en matière de politique scientifique et technologique au Conseil fédéral. Equivalent de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques français, TA-Swiss est un organe consultatif qui va maintenant essayer de faire entendre sa voix auprès des députés et des ministères suisses concernés. Espérons que la France entende aussi.