TRANSFERT S'ARRETE
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Eve Solal habite le 11e arrondissement à Paris. C’est une petite brunette branchée qui veut devenir une star. Eve est surtout virtuelle. Un de ses paternels s’appelle Frédéric Levy. Et ils ont comme un air de famille.
Il porte une tête ronde et sans cheveux. Pantalon large dans les beiges et t-shirt assorti, Frederic Lévy a des airs de grand gamin jailli d’une bande dessinée. 26 ans et l’habit d’un surfeur sur béton. Sa carte de visite dément l’attitude. On y lit : "Directeur stratégie et développement." Sourire triomphal de l’intéressé : "C’est beau non ? Je me suis toujours dit qu’un jour j’aurais une carte de visite avec ce titre."
Frédéric Lévy est déjà papa d’une "petite meuf" de 22 ans. Son titre de gloire. Une Eve qui ne porte pas son patronyme et qu’il n’a jamais touchée. Une créature virtuelle et en 3D. Eve Solal est née en novembre 2000, après sept mois de gestation sur les écrans des ordinateurs d’Attitude, société spécialisée dans la création de personnages virtuels, créée par Frédéric et Marc Miance, le PDG. Eve Solal est une parisienne branchée, qui remplit les verres, le soir, à l’Opus Lounge et danse tard dans la nuit sur la piste du Rex. Un concept marketing. Eve, c’est la carte de visite d’Attitude, la preuve du savoir-faire de l’entreprise. Ses créateurs ont réussi un joli coup en faisant passer ce personnage virtuel pour une sémillante stagiaire en quête de célébrité.
Des CV plus vrais que nature envoyés à toutes les rédactions et à tous les professionnels , puis une cassette et enfin la révélation : Eve n’existe pas. "Ne dites pas ça, elle le prendrait mal", fait mine d’implorer Frédéric. Qui hésite entre l’ironie et le sérieux. Comme s’il cherchait à procurer à sa créature une réalité plus forte. Il lui a loué un appartement dans le 11e, à Paris, l’a décoré de photos et posters et vient de négocier, pour elle, un contrat d’animation d’ émission musicale dans une radio. Il lui a inventé une vie, des amis, un caractère. Il lui a même prêté ses parents. Et se justifie, subitement gêné : "Ce sont ceux que je connais le mieux." Affalé sur sa chaise, il débite son histoire d’une voix claire, assurée. Forte. Trop forte ? C’est un de ses défauts. "Trop grande gueule... Ca m’a joué des tours." Ses points communs avec son bébé d’1 m 62 ? Silence. Et, à la réflexion : "Eve est têtue, comme moi", "Elle sait ce qu’elle veut", "Elle est soupe au lait". Elle tient aussi un peu du PDG et de l’infographiste. Un peu.
Car sur ce terrain-là, Frédéric est hors compétition. En immersion. "J’ai fait un peu comme Eve", glisse-t-il, de temps en temps, pour parler de sa vie. Comme elle, des études de droit avortées et une réussite professionnelle précoce. Chez Warner, Frédéric avait 22 ans et s’occupait de musique électronique. À Canal Plus, un peu plus tard et très vite, il monte sa première société : la Fabrique d’images, sorte de boîte de pub définie comme "fabricant de solutions pour enfants de l’image". Concept branché mais énervant de génération nourrie au clip et au zapping. "Nés dans une télé, un walkman sur la tête." Eve y a fait un stage. On peut le lire sur son CV en ligne. On y découvre aussi une créature qui n’a rien d’exceptionnel. Elle en est même énervante de banalité. Stéréotypée. Eve lit Libé le matin, enchaîne les stages à Canal Plus et dit des phrases du genre : "J’ai toujours voulu devenir une star." Ou bien : " J’ai jamais passé mes exams, car toute l’année j’ai révisé Paris la nuit. " Ses idoles ? "Madonna, Zidane, Liam Neesson et Prince." Et alors ?
Des Eve, il y en a dans les couloirs de Canal
Frédéric secoue la tête : "Non, non pas du tout. Eve est normale, elle est humaine, donc banale mais pas stéréotypée. Toutes mes copines sont des dérivés d’Eve." Le ton monte. Il n’y a plus de grand gamin, mais un directeur roué aux techniques de communication. Filant la rhétorique, rusant, jouant du rythme des phrases pour convaincre. Un mot mis en relief, un silence, une reprise : "Des Eve, il y en a des tas qui traînent dans les couloirs de Canal, prêtes à tout pour réussir. Elles savent qu’il y a un système, elles ne vont pas à son encontre, elles l’utilisent." Dressé sur sa chaise, il défend, les bras agités, son idée et sa créature. Sa vision des choses. Explique que plaire au plus grand nombre n’est pas une tare. Un exemple ? "J’aime bien Pascal Obispo." Britney Spears aussi. "Elle a du talent. Même si on n’aime pas sa musique, on peut admirer la performance."
Frédéric met des mots comme "Mortel" dans ses phrases. Et travaille sept jours sur sept depuis trois ans. "Ca ne va pas m’empêcher pas de me fiancer bientôt." Et les amis ? Pas de problème : Ils travaillent tous avec lui. Une vie en bande. Sa première semaine de vacances, c’était il y a dix jours, avec eux et son ordinateur portable. "On m’avait juste retiré la connexion Internet." Frédéric joue du piano et a espéré, un jour, chanter des tubes. Parle aussi des règles de travail dans sa société. "Tout n’est pas forcément mauvais dans l’ancienne économie. On a besoin d’organisation, d’objectifs et de hiérarchie." Frédéric Lévy est directeur stratégie et développement, il porte des pantalons larges. Vraiment mortel.