Avec eBay, transformez un pot de confiture entamé ou une chaussette dépareillée en œuvre d’art... Pourquoi pas ? La vente sur le Net peut bien doper la cote d’un Christo ou d’un Rosenquist !
Qu’est-ce qui fait la valeur d’une œuvre ? Le regard d’un artiste peut-il transformer une chose ordinaire en objet d’art ? Ce que l’on possède suffit-il à définir une identité ? Ces trois questions, frontales comme des sujets philo du bac, le New York Times les pose au fil d’un article bien documenté. Bien sûr, elles n’ont attendu le Web ni pour se poser, ni pour être mises en scène. Leur premier frémissement actif se repère au début du siècle passé, avec Marcel Duchamp et ses "readymades" - tout objet promu œuvre artistique par le seul décret de l’artiste - concept que le pop art se réappropriera au milieu des années 60.
70 cents le
Ainsi, avant que 2001 s’achève, Trong Nguyen compte utiliser les services d’eBay pour vendre 1 001 des objets qu’il possède. Ce résident américain d’origine vietnamienne s’est déjà débarrassé d’une vingtaine d’articles, y compris du mot nothingness (néant), acheté par un ami au prix cassé de 70 cents. Flacon de parfum, livre ou chargeur de batteries, ses clients deviennent-ils propriétaires d’un bien utilitaire ou d’une œuvre véritable, inscrite dans une série limitée à 1 001 exemplaires ? Tout est dans le regard, cette fois-ci, de l’acheteur. Pour qui sera au fait de la démarche de Trong Nguyen, la facture délivrée par eBay aura valeur de certificat d’authenticité artistique. Les autres ? Ils auront fait des affaires en ligne, tout simplement.
Le Web, note le New York Times, permet de revisiter de façon inédite des débats esthétiques classiques. Il autorise aussi l’artiste à prendre contact avec des publics qui, sans lui, seraient restés hors de portée. Quiconque enchérit sur un article mis en vente par Trong Nguyen participe, qu’il le veuille ou non, à sa démarche artistique. Et le Web cesse d’être une plate-forme d’échange d’information pour se transformer en scène dédiée aux performances esthétiques.
Tout doit disparaître
"Il s’agit ici d’un projet en développement, qui a démarré en octobre dernier lorsque j’ai invité une cinquantaine de personnes chez moi pour une inventaire party. Mes hôtes ont trié mes affaires et m’ont aidé à déterminer lesquelles représentaient le mieux ma vie à Iowa City (Iowa). Je suis actuellement en train d’en établir la liste et de la compléter ..." Sur son site All My Life For Sale, John Fryer annonce, lui, la couleur : tout doit disparaître avant la fin de la présente année. Le site décompte ces bribes d’une existence, avec photo, descriptif et commentaire, du genre : "Un milliampèremètre... Ne me demandez pas à quoi ça sert. Mais il a l’air cool, non ?" Chez Shop Mandiberg, Michael Mandiberg vend lui aussi ses biens personnels. Attention : ici, les prix sont fixes - et modiques. Une "chaussette de fine laine noire, très chaude", est ainsi proposée à un dollar. Vous n’en trouverez pas deux pour faire la paire. Exemplaire unique.
L’an passé, des activistes en ligne du groupe RTMark avaient déjà mis aux enchères sur le Web leurs cartons d’entrée à une biennale artistique. Selon Natalie Bookchin, enseignante du California Institute of the Arts citée par le New York Times, il y a même un mot pour désigner l’invasion d’un site purement commercial dans un but artistique : le parasitage.
Lorgner en ligne
Changement de catégorie. Proposées pour ce qu’elles sont, des œuvres de mandarins des arts plastiques comme Rosenquist ou Christo partiront à des sommes sans commune mesure avec le dollar symbolique exigé pour la chaussette dépareillée de Michael Mandiberg. L’hôte de ces stars s’appelle sothebys.com. L’initiateur de la vente, Action on Addiction, est une organisation caritative de lutte contre l’accoutumance (tabac, alcool, psychotropes illicites). Les parrains de l’entreprise sont le peintre Martin Maloney et le chanteur David Bowie. Mais entre le prestige institutionnel de ces phares et le semi anonymat de rapins de circonstance, quel rapport ? L’Internet, justement. Dans les deux cas, aux deux extrémités de l’échelle, c’est le Web qui garantit l’audience, la modernité, le coup - et qui permet au public d’assouvir sa curiosité : à moins d’acheter (deux dollars) le pot de confiture très entamé de Mandiberg (des fraises Bonne Maman), vous n’aurez pas d’autre possibilité de le contempler. Quant aux œuvres vendues au profit de Action on Addiction, elles seront visibles dans les salles de Sotheby’s sur Bond Street, à Londres, les 14 et 15 février uniquement - alors qu’on peut déjà les lorgner en ligne.