Depuis début octobre, le projet Nikeground crée la polémique à Vienne : la célèbre marque de chaussures de sport aurait racheté la non moins célèbre Karlsplatz pour la renommer Nikeplatz et y ériger une virgule de 36 mètres de long, version géante de son logo. Les viennois qui souhaitent se renseigner sur ce projet peuvent se rendre dans un bâtiment provisoire érigé sur la place. L’information est aussi relayée en ligne. Les élus locaux et des associations se sont levés contre cette appropriation de l’espace public. Leurs critiques ont été reprises par la presse. Et Nike de protester officiellement, jurant que sa marque n’a rien à voir avec ce projet... En fait, toute l’affaire est un canular de haut niveau fomenté par un groupe d’artistes italiens anonymes et Public Netbase, un institut culturel viennois dédié aux nouvelles technologies. Pour alerter le public de la situation difficile des nouveaux médias en Autriche, les artistes ont décidé de laisser leur bâtiment sur la Karlplatz jusqu’à la fin du mois.
L’étage du faux bâtiment Nike monté par les artsites sur la Karlsplatz de Vienne (DR)
"Repenser l’espace... Redessiner sa ville... imaginer des monuments étranges et les voir se réaliser..." C’est ainsi que le projet Nikeground décrit sa philosophie. Sur la grande place Karlplatz, au coeur de Vienne, les badauds peuvent se renseigner sur l’ initiative spectaculaire lancée par Nike : rebaptiser la place Nikeplatz, à partir du 1er janvier 2004, et y ériger un "swoosh" de 18 mètres de haut, symbole de la marque, fait de métal et recouvert d’un caoutchouc rouge vif. Le revêtement est un matériau "écologique" produit à partir de semelles de chausures.
Depuis début octobre, une "infobox" est installée sur la place. Ce bâtiment rouge d’un étage de haut, à l’allure ultra moderne et aux murs transparents, est une structure temporaire. A l’intérieur, des employés maison répondent aux questions des curieux sur ce projet phare, qui fait de Vienne la première ville choisie par Nike. Dans 12 autres grandes villes du monde, dont Paris, la célèbre marque annonce vouloir faire baptiser des Nikesquare, Nikestreet, PlazaNike ou Piazzanike.
Un coup-monté parfaitement orchestré
Sur le site Nikeground est annoncé une série limitée de chaussures rouge et noir, lancée pour l’inauguration de Nikeplatz, sous le nom "Nike Ground Turbulence III".
La maquette virtuelle de la monumentale virgule Nike qui doit orner la Nikeplatz, selon les artistes (DR)
Le dispositif de communication déployé pour Nikeground est impressionnant, et original. Plus encore qu’on ne pourrait le croire, puisque le projet est un vaste canular, concoté par des artistes spécialistes de la parodie et de l’usurpation d’identité. Pour la plupart italiens, ces activistes agissent de façon anonyme, sous un nom collectif imprononçable : 0100101110101101. Ils se sont illustrés dans le passé par de brillants coups montés : vrai-faux virus informatiques diffusé sur internet comme une oeuvre d’art, parodie subversive du site du Vatican, promotion d’un faux artiste...
"Cela n’a pas été facile d’amener le bâtiment sur place, la nuit..., se rappelle avec malice Konrad Becker, directeur de Public Netbase, un pôle culturel public dédié aux nouveaux médias, qui a aidé les artistes à mener leur action. L’infobox est arrivée à Karlplatz sur un camion de 18 tonnes, dans un container. Une fois livrée, elle s’est "dépliée" grâce à un verrin hydraulique. Cette structure ultramoderne a été développée par Dietmar Lupfer, un ingénieur et artiste de Munich, qui a montré un prototype de ce bâtiment itinérant multifonctions à la Biennale de Rotterdam cet été.
Nike en colère
Pour créer et propager la rumeur, les artistes manipulateurs avaient rédigé des lettres de protestation, émanant de faux citoyens indignés par cette forme d’appropriation de l’espace public. Ils en ont envoyé des dizaines, par courrier ou par email, aux élus et aux journalistes viennois. Sur une infoline créée pour l’occasion, une voix féminine répondait gentiment aux demandes d’information et aux critiques.
"Nous avons bien réussi notre coup car rapidement, un des élus municipaux a réagi vivement contre le projet, se félicite Konrad Becker. Nous avons eu de nombreux articles de presse, jusque dans le Tyrol." Le quotidien populaire Kronen Zeitung a mentionné l’affaire.
Dès le 6 octobre, Nike a réagi officiellement. La marque a nié avoir la moindre intention de renommer la place Karlplatz, ou d’ériger un logo géant en plein coeur de la ville. Et menace : "Ces activités vont au-délà de la simple blague et ne sont pas un simple canular. Elles enfreignent notre copyright sur lequel Nike se basera pour entreprendre une action en justice contre les initiateurs de cette fumisterie."
En réponse, les artistes subversifs se sont démasqués d’eux-mêmes, dans un communiqué de presse publié par Public Netbase le 10 octobre. "Pourquoi les gens de Nike nous attaqueraient-ils ? Nous produisons la première publicité Nike sans aucun budget !" s’interrogent, provocateurs, les membres du collectif italien.
une action subversive ambivalente
Malgré sa vocation subversive, l’action des artistes politiques n’aurait-elle pas bénéficié à Nike, par un retournement médiatique ironique ? "Il y a une certaine ambivalence... reconnaît Konrad Becker. Les réactions des badauds ont été moins négatives que prévu et des élus nous ont critiqué pour avoir détourné la marque Nike. Nous pensons que l’opération est un succès car nous avons réussi à jouer avec leur langage symbolique et à le brouiller. Sans en subir de vraies conséquences."
Le fondateur de Public Netbase ne pense pas que Nike attaquera en justice, car depuis cette menace, plusieurs jours ont passé et les artistes ont clairement fait savoir qu’ils se feraient un plaisir d’exploiter cette poursuite sur un terrain médiatique.
L’infobox de Nikeground restera en place jusqu’au 26 octobre. "C’est important pour nous de continuer à occuper la Karlsplatz, qui fait l’objet de plans de rénovation pour l’implantation de commerces", explique Konrad Becker. Tout l’été, Public Netbase a organisé des dizaines de conférences, ateliers et performances avec de nombreux médias indépendants. "Nous posons la question du devenir de l’espace public, en tant qu’artistes, en tant que citoyens et en tant que structure subventionnée." Public Netbase s’est vu privée de ses financements et de ses locaux par le gouvernement de Jörg Haider. La municipalité socialiste de Vienne leur fournit désormais une partie de leur budget mais le prestigieux institut des nouveaux médias n’a toujours pas de locaux.