Durant le G8 d’Evian, les architectes et plasticiens de l’association Echelle inconnue ont monté un "atelier cartographique de campagne" dans un des villages altermondialistes d’Annemasse, le Vaaag (Village alternatif anticapitaliste et anti-guerres). Le but : questionner et exposer - en ligne - les motivations et les origines des militants de cette "urbanité provisoire" d’inspiration libertaire.

Photographiés au village, les petits soldats distribués par Echelle inconnue incarnent les ennemis intimes des anti-G8 (DR)
"Quel est votre ennemi ?" La question était inscrite au-dessus d’un poster de soldat rampant, sur une petite tente noire carrée, posée sur l’herbe verte, à l’entrée du Vaaag. Devant, sur une grande bâche en plastique bleue, deux tables, des chaises et quatre jeunes militants, affairés à remplir des questionnaires sur des feuilles vierges noires : Où êtes-vous ? D’où venez-vous ? Quel est votre ennemi ?
"Avec cet atelier, nous voulions interroger la cité temporaire que constitue ce village altermondialiste", explique Stany Cambot, le père du projet. "Les militants n’étant par définition que de passage ici, nous voulions poser la question de l’origine, en plus de celle sur la représentation du lieu où ils se trouvent", précise cet architecte trentenaire de Rouen, qui a créé l’association Echelle inconnue il y a six ans.
Le flic Zarko, le Parti de la Mort et la Matrix
Pendant trois jours, plus de 400 militants se sont interrogés, parfois dans la douleur, sous le regard du graphiste, du webmaster et de la productrice d’Echelle inconnue venus mener le projet. Une fois les trois questionnaires remplis, chacun a pu repartir avec "son" ennemi : un petit soldat de plastique bleu portant, sur une étiquette, le nom de son adversaire intime.
Sur les centaines de petits soldats distribués par Stany et ses complices, les opposants au G8 d’Evian ont écrit : l’oppression, l’orgueil, le silence, the Matrix, celui qui se cache pour tuer, la surprotection, le flic Zarko, l’obscurantisme, les décideurs et la violence, les préjugés, le Parti de la Mort, nous-mêmes parce que les choses nous appartiennent...
"La question de l’ennemi était pour nous centrale parce que c’est une notion devenue floue, fuyante, vectorisée par les médias, explique Stany Cambot, pour qui chaque petit soldat, photographié avec un appareil numérique dans le camp, donne à l’ennemi invisible une incarnation symbolique.
Dans leur tente, les membres d’Echelle inconnue recueillent les questionnaires puis les scannent sur deux ordinateurs portables. "Nous voulions tout mettre en ligne sur notre site au fur et à mesure mais impossible de se connecter au Net sans fil avec l’antenne Wifi du camp, comme prévu... France Telecom n’a pas installé la ligne ADSL !", explique Antoine le graphiste. Pour l’instant, 150 réponses sont disponibles sur echelleinconnue.net, le reste des images devant bientôt suivre.
Un Black Bloc pour enregistrer le réel
La démarche se veut descriptive, et non analytique. "Ce n’est surtout pas de la sociologie, s’exclame Stany Cambot, qui a nommé l’atelier "Black Bloc" davantage en référence au concept de "black box" et de "chambre noire" qui enregistre le réel plutôt qu’au fameux groupe de militants prônant l’usage de la violence contre les symboles du pouvoir politique et financier. "Nous ne disséquons pas les données et n’essayons pas de recréer un objet scientifique à partir des réponses. Nous voulions dessiner une carte polyphonique du village, un peu comme un grand poème."
Avant de s’intéresser au nomadisme militant, Stany Cambot et Echelle inconnue ont travaillé avec des sans-abris à Rouen et avec des jeunes de la grande cité de l’Argonne, près d’Orléans, dans le cadre de projets financés sur fonds publics. "Depuis six ans, notre démarche est la même : aider les gens qui vivent dans un espace à le représenter, à le penser eux-mêmes", explique l’architecte, dont la troupe est en guerre contre les "faiseurs de villes", urbanistes, politiques et sociologues. Nous nous battons contre des concepts idéologiques comme le ’territoire’, qui voudrait nous expliquer que les jeunes qui tagguent, c’est comme des chiens qui pissent..."
Réponses intimes
"On constate que parmi toutes les réponses obtenues au Vaaag, une seule désigne un ennemi de classe, décrit Stany Cambot. Nous avons des éléments de verticalité, avec des mots comme ’l’argent’ ou ’le capital’ mais, hormis quelques réponses citant ’Chirac’ et ’le flic Sarkozy’, il n’y plus de personnification de l’adversaire."
Interrogés sur leur ennemi, les militants ont souvent écrit des réponses intimes, auto-centrées, montrant une forme d’intériorisation du domaine de la lutte. "Cela montre qu’ils ne sont pas dupes et qu’ils ont conscience de faire partie du système, contre leur gré, juge le fondateur d’Echelle inconnue. Cette conception soutient l’idée que la pensée politique se prolonge dans la vie, ce qui est une des bases de l’anarchisme."
Le projet du Vaaag est né de la volonté de créer un village autogéré qui applique de façon temporaire, mais concrète, ses principes politiques : non-hiérarchie, autonomie, action directe, égalité des genres, respect des minorités, partage, écologie... Né de la collaboration exceptionnelle d’organisations d’inspiration libertaire et anarchiste (CNT/AIT, Fédération anarchiste, Scalp-Reflex, Alternative libertaire...), il était pensé comme une alternative complémentaire de la stratégie de simple opposition au sommet du G8.
Heureux du succès du Vaaag, qui a accueilli jusqu’à 3000 personnes, Stany Cambot veut qu’Echelle Inconnue ait une plus grande implication dans la construction de l’espace du prochain village. D’ici là, la troupe va démarrer à l’automne un travail d’envergure sur le thème de l’utopie et élaborer une forme d’anti-lieu fictif révélant l’époque en négatif.