Chaque homme, femme et enfant d’Amérique a son opinion sur les "causes profondes" de la fusillade tragique du lycée de Columbine. C’est une occasion où j’ai le sentiment que le silence est sûrement la meilleure réponse, comme dans l’histoire écrite par J.D. Salinger où l’aîné des frères, Seymour, estime que le
aurait été bien plus éloquent si chacun s’était tenu là en silence, jusqu’à ce qu’un premier homme fasse un pas de côté, brandisse en silence son poing vers le ciel, et s’en aille.
Mais étant un homme et ayant une opinion sur presque tout, et au-delà du fait que je me réfère au langage comme un moyen formel de réfléchir de la même façon que E.M. Forrester écrivait "Comment savoir ce que je pense avant de voir ce que je dis ?", cette fusillade s’est produite à moins d’une heure de chez moi, mon épouse était dans ce quartier ce jour-là, ma fille est une lycéenne de l’âge de nombreuses victimes et j’ai été enseignant pendant 18 ans, responsable moralement et légalement de la protection des enfants. Je ressens de profondes émotions au sujet de cette tragédie et du climat de folie en Amérique qui l’a permis... Non, pas permis... rendu inévitable.
"Mafia en trench-coat"
Les tireurs, deux lycéens blancs, étaient des tueurs "égalitaires" : ils ont tiré par trois fois sur un garçon, en pleine tête, parce qu’il était noir. Ils ont tué une fille car elle disait croire en dieu. Ils ont abattu un autre garçon parce qu’il était handicapé mental. Ils proclamaient qu’ils chassaient les "musclés" (sportifs) et ont tué plusieurs garçons et filles car ils portaient des casquettes de base-ball dont la visière n’était pas tournée vers l’arrière. Quelques-uns des survivants et d’autres témoins de la tuerie ont raconté que les deux garçons semblaient passer le meilleur moment de leur vie - cette vie qui ne se comptait plus qu’en minutes, puisqu’ils se suicidèrent -riant et blaguant. Avant de loger une balle dans la gorge d’une jeune fille qui tentait de se cacher, ils crièrent "Peekaboo" (coucou, je t’ai vu). "Hé, regarde la cervelle de nègre, c’est cool", dirent-ils après avoir tué un lycéen noir. "Hé, ça serait plus fun de s’en faire certains au couteau", commentaient-ils en rechargeant leurs semi-automatiques.
Je reçois des courriers électroniques d’amis écrivains, auteurs de romans d’horreur ou de SF, qui s’inquiètent de voir les "gothiques" et autres gamins membres de la "mafia en trench-coat", les fans de rock agressif, les étudiants obsédés de Marilyn Manson * et de jeux du genre DOOM où il s’agit d’abattre le plus de gens possibles, être montrés du doigt et " satanisés ". Ils mettent en avant le fait que ces deux garçons étaient rejetés et dénigrés. Quelque chose devait craquer, disent-ils.
Ces propos n’ont pas de sens : un baratin illogique. Les deux tueurs de Littleton planifiaient le massacre depuis plus d’un an. Ils se sont procurés des armes illégalement ainsi que des milliers de cartouches. Ils se sont vantés sur Internet de ce qu’ils s’apprêtaient à faire, et y ont appris la façon de fabriquer des bombes, avec des détails suffisants pour mettre au point près de 50 engins explosifs artisanaux, dont certains assez puissants pour détruire un grand lycée et tuer la plupart de ses 1000 élèves ce jour-là. L’un des garçons se vantait de jouer à DOOM chaque jour, en ayant pris le temps de reconfigurer les plans du jeu afin qu’il ressemble au lycée de Columbine. Treize élèves innocents sont morts aujourd’hui, ainsi qu’un enseignant, et plus de 50 gamins sont blessés et des centaines sont traumatisés à vie.
Incapacité à distinguer la réalité
Deux jours avant la fusillade, je suis allé voir le film La Matrice car l’un des conseillers en scénario de James Cameron m’avait contacté pour me signaler que de nombreux rebondissements de l’histoire avaient été volés à mes romans de la série Hyperion par le réalisateur. J’ai vu le film ; il n’y a pas de raison de le poursuivre en justice. Le jeune réalisateur a dépouillé une dizaine d’autres vrais auteurs de SF. Mais tous les éléments volés sont totalement sortis du contexte et mélangés au magma confus des arts martiaux, réalité virtuelle, et fantasme pornographique de pouvoir. Dans une scène de La Matrice, Keanu Reeves, un pâle pirate informatique marginal, rejeté par la société mais secrètement imparti d’une mission de nouveau messie, pénètre dans l’immeuble d’une administration et déclenche l’alarme du détecteur de métaux. Lorsque la police lui demande d’ouvrir son pardessus, il rejette en arrière un long manteau noir et exhibe une dizaine de pistolets semi-automatiques et mitraillettes. Puis il se met à tirer, tuant les policiers en masse. Ce n’est pas très grave les flics et les civils que Keanu est en train de flinguer sont de simples êtres humains virtuels, des projections de son propre esprit ou de vicieuses intelligences artificielles déguisées en hommes. La boucherie continue dans un beau ralenti, le soleil se reflétant sur les douilles vides, tandis que Keanu emprunte un hélicoptère et use d’un mini-canon pour trucider encore quelques dizaines de personnes. Un magnifique ballet, un fantasme pornographique de pouvoir.
Au moment de la projection de cette scène dans un cinéma de Washington DC, cette semaine, alors que les funérailles des élèves de Columbine n’étaient pas terminées, les spectateurs, pour la plupart de l’âge des élèves tués, rirent et applaudirent en scandant : "Columbine ! Columbine !"
L’Amérique est bel et bien foutue si elle ne grandit pas. La collusion mortelle d’une atmosphère de violence permanente via tous les médias, combinée à notre insanité nationale vis-à-vis de la possession d’armes à feu et de leur usage, provoquée par l’incapacité des jeunes gens à distinguer la réalité de la fiction, la démission des parents, des enseignants, des directeurs d’école et des politiciens, trop peureux pour tenter quelque chose, nous conduisent jusqu’à l’intérieur du lycée de Columbine tel qu’on peut le voir aujourd’hui : rempli de sacs à dos déchirés, de livres ensanglantés, de cahiers abandonnés, de sandwichs à moitié mangés, de flaques d’eau du système anti-incendie, de marres noires de sang, de fragments de crânes aux reflets blancs dans la pénombre, de morceaux de cerveau séchés sur les murs et le sol, de centaines, littéralement de centaines, de chaussures abandonnées par les jeunes filles dans leur panique ou lorsqu’elles furent abattues par les deux garçons.
J’aime les Etats-Unis d’Amérique. J’ai hontes des Etats-unis d’Amérique
Cette semaine, le jour des funérailles de trois élèves, le "choqueur professionnel" Howard Stern *, relayé par les radios et télévisions locales, s’est permis une blague sur les images vidéo des adolescentes qui fuyaient le lycée les mains sur la tête comme le demandait la police car elle ignorait qui était armé, et fouillait tous ceux qui s’échappaient les seins des filles remuant sous leurs T-shirts et sweat-shirts, des filles de 15, 16, 17 et 18 ans courant pour sauver leur vie après avoir vu leurs camarades se faire tirer dessus. "Eh, vous avez vu certaines de ces poulettes courant avec leurs mains sur la tête ?" lança Howard Stern en riant. "Ces tireurs auraient dz en tirer quelque unes avant de les descendre".
Je n’ai pas peur de "sataniser" les gamins de la "mafia en trench-coat", gothiques et néo-nazis, qui passent leur vie à se plaindre d’être rejetés en enfilant leurs bottes de combat, croix gammées et lunettes noires pour aller à l’école, et qui occupent leurs journées et leurs nuits à vivre leurs fantasmes de revanche sur le net, au cinéma et dans les salles de jeux vidéo. J’ai peur pour les cibles, les enfants, les enseignants, les familles, la communauté. Il ne faut plus craindre de s’opposer à ceux qui, comme Howard Stern ou les prochains "rejetés" en colère sont capables de crier : " Ils l’ont mérité ", en profitant du lâche anonymat d’Internet. Nous avons dépassé le stade du débat, même au sein de cette démocratie désordonnée. Arrêter ce genre de choses, réinstaurer la supervision des adultes dans nos foyers et écoles, arrêter le cancer de ces innombrables armes à feu, faire appliquer la loi sur l’obligation de remisage des armes de chasse et fusils à pompe, rendre illégale la possession d’armes de poing, arrêter ce discours de science-fiction qui consiste à ne pas lier la violence à la douleur et aux pertes. Tout cela est désormais une pure question d’hygiène nationale.
Les lois sur les armes ne seront pas votées. L’Amérique vit aujourd’hui dans un monde désillusionné dans lequel la majorité des citoyens croient au gros mensonge de la NRA : "Ce ne sont pas les armes qui tuent les gens, mais les gens qui tuent les gens." Pendant ce temps, nous massacrons 35000 des nôtres chaque année. Si les pays appartenant à la société post-industrielle de l’information qui recouvrent la " civilisation occidentale " forment une vraie famille de nations, alors l’Amérique doit être clairement perçue comme le beau-frère complètement taré qui refuse de prendre ses médicaments psychiatriques, le parano¥aque désillusionné, la bave au coin de la bouche, qui porte un long trench-coat et des tatouages de croix gammées parce qu’il n’a jamais eu la maturité pour former sa propre personnalité. Et il est, bien szr, armé jusqu’aux dents.
J’aime les Etats-Unis d’Amérique. J’ai honte des Etats-Unis d’Amérique. Je présente mes plus profondes amitiés aux familles des élèves assassinés et de l’enseignant, aux nombreux enfants blessés et aux milliers de familles affectées qui ne se remettront jamais tout à fait de cet acte insensé et inutile.
