Bruxelles a sorti de ses cartons la proposition de directive communautaire sur la brevetabilité des logiciels. Un texte attendu, controversé et soumis à la pression des lobbies.
Le nerf de la guerre tient en trois phrases, mais les prolégomènes s’étirent sur 20 pages. Quant au communiqué de presse qui a annoncé la publication, mercredi 20 février, de la proposition de directive de la Commission européenne concernant « la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur », il avoisine les cinq pages écran, flanqué d’un questions-réponses également substantiel. Le sujet est chaud et complexe. Le service de presse de la commission lui- même semble avoir du mal à expliquer les méandres du droit de la propriété industrielle. Depuis près deux ans en effet, la question oppose farouchement les promoteurs du logiciel libre et certains patrons de PME aux tenants de la propriété intellectuelle et aux géants du logiciel. Au cœur du débat, la protection de l’innovation et la santé de l’industrie du logiciel. Tous deux concernés par la réforme annoncée de la protection juridique des logiciels, jusqu’alors considérés comme non brevetables.
Breveter mais pas n’importe comment
« Les Etats membres veillent à ce qu’une invention mise en œuvre par ordinateur soit brevetable à la condition qu’elle soit susceptible d’application industrielle, qu’elle soit nouvelle et qu’elle implique une activité inventive », écrit la Commission. « Ils veillent à ce que pour impliquer une activité inventive, cette invention apporte une contribution technique », ajoute le texte. Cette phrase résume à elle seule l’approche privilégiée par la Commission : un rapprochement avec la pratique de l’Office européen des brevets. Cet organisme, non communautaire, délivre des brevets valables dans tous les Etats qui ont ratifié la convention de Munich. Et sa pratique est décriée par l’alliance Eurolinux, principal opposant à la brevetabilité. Autant dire que le message véhiculé par la proposition de directive : « breveter mais pas n’importe comment », a mis en rogne les promoteurs du libre selon lesquels la pratique des offices de brevets est inéluctablement extensive. Leur protestation a d’ailleurs trouvé un écho chez Jean-Pierre Chevènement, qui parlait vendredi 22 février de “non-sens économique”.
Politique néolibérale
« Bolkestein l’a emporté sur Liikanen ». Cette réflexion, livrée par un fonctionnaire proche du dossier, résume la partie politique qui semble s’être jouée à l’intérieur de la Commission. Fritz Bolkestein, rappelons-le, est le commissaire chargé de la Direction du marché intérieur, qui traite nombre de dossiers d’envergure. Ce Néerlandais privilégie clairement une politique néolibérale. Il s’est positionné très rapidement pour une brevetabilité des logiciels, là où le commissaire Erki Liikanen, préposé à la Société de l’information, demandait d’étudier l’impact de la mesure. Son initiative, une consultation publique sur le sujet, n’a manifestement pas servi à grande chose. À la lecture de l’introduction de la proposition de directive, la méthode d’élaboration a été univoque. Sur l’impact de la brevetabilité sur les PME, le document, qui conclut à l’absence de nocivité, mentionne une enquête auprès de 12 entreprises... douze. Quant à l’expertise complémentaire, commandée par la Commission, elle a été confiée à l’Institut de la propriété intellectuelle de Londres. Un peu comme lorsque l’on demande à EDF une étude d’impact du nucléaire sur l’environnement. Plusieurs autres études, ignorées par la Commission, ont fourni une conclusion inverse.
Poids économique
La consultation publique, de son côté, n’a fait que mettre en lumière l’opposition entre les géants du logiciels et les promoteurs de Linux, des PME et les développeurs sharewares. Le texte de la Commission, de toute façon, définit clairement pour qui penche la direction du marché intérieur : « même si les réponses des associations industrielles et des professionnels de la propriété intellectuelles ont été moins nombreuses que celles en faveur de l’approche « libre », il semble évident que le poids économique mesuré par le nombre d’emplois concernés et l’importance des investissements nécessaires, fait pencher la balance en faveur de l’harmonisation ». Autrement dit, la brevetabilité.
La fameuse « contribution technique »
Pourtant, l’organisme qui représente les sociétés les plus offensives sur le terrain du brevet, telles Adobe, Microsoft ou IBM, la fameuse Business Software Alliance (BSA), se dit mécontent de la proposition de directive, qu’il juge insuffisante. Puissant lobby à l’inimitable logo composé d’un gros© tamponné sur la planète Terre, ses positions ne sont pas forcément à prendre au pied de la lettre. Mais son représentant européen, Francisco Mingorance, retient l’explication de la Commission, qui affirme dans son communiqué que la brevetabilité ne concernera pas les programmes informatiques « en tant que tels ». Quoi donc, alors ? Les programmes qui offrent une « contribution technique ». Toute la difficulté résultant depuis le début de l’affaire à définir cette contribution technique. D’autant que le communiqué complique les choses à loisir en proclamant : « les brevets peuvent servir à protéger les idées techniques ».
Un nom dans le fichier
Le texte de la directive, semble dire, grosso modo, qu’il appartiendra aux offices de brevets de considérer si l’utilisation d’un logiciel constitue une “invention” au regard des pratiques du secteur industriel concerné. L’hostilité au texte affichée par la BSA se justifie peut-être également par le souci d’esquiver le coup porté par l’alliance Eurolinux. Dans un communiqué paru le jour de la publication de la proposition, les opposants à la brevetabilité ont dénoncé une « collusion » entre la BSA et la Commission, sur la foi d’une « fuite » : dans les propriétés du fichier Word de la proposition de directive obtenue avant publication par Eurolinux, figurait le nom de Francisco Mingorance en tant qu’auteur du document. Ce qui ne prouve pas grand-chose dans la mesure où ce genre d’information est aisément falsifiable. Mais qui crispe un peu plus ce débat technologique devenu largement politique. Les eurodéputés devront bientôt s’y coller. Ils décideront avec les gouvernements des Etats membres de la suite à donner à cette proposition. C’est donc à Strasbourg et dans au Conseil européen des ministres européens que la question va maintenant se jouer.