Après la décision du juge Jackson de couper Microsoft en deux, Bill Gates a annoncé qu’il ferait appel. Le juge Jackson pourrait tout de même le court-circuiter en s’en remettant à la cour suprême.
Il l’avait annoncé. Il l’a fait. Quelques minutes après le verdict du juge Jackson ordonnant, mercredi 7 juin, la scission en deux entités de Microsoft et une série de restrictions sur les évolutions futures de Windows, Bill Gates a annoncé qu’il porterait l’affaire devant la cour d‘appel fédérale. Manière pour lui de ne pas laisser de répit à ceux qui pensent que le coup porté au géant est rude, et de rassurer ses clients. Au mieux, indique-t-il en substance à ces derniers, "nous gagnerons en appel". Au pire, le démantèlement ne sera effectif que dans quelques années. Et d’ici là, les élections présidentielles auront changé la donne.
Faire traîner les choses
"Bill Gates veut surtout montrer qu’il est insensible à la décision du juge Jackson, précise de son côté Jean-Jacques Lavenue, professeur de droit à l’université de Lille et spécialiste juridique d’Internet. En cela, il continue de camper son attitude arrogante. Mais il fait aussi appel pour faire traîner les choses. Et cela risque de durer au moins trois ans avant que le procès n’arrive à son terme. C’est en tout cas une décision saine que prend là le juge américain, conclut-t-il. Il a dit le droit. Cela prouve qu’en matière d’Internet, la loi du plus fort n’est pas forcément la meilleure."
Ne désarmant pas dans une affaire qu’il considère comme "personnelle" et hautement politicienne, le président et "architecte en chef" de Microsoft veut croire qu’il obtiendra gain de cause en appel. Ce qui explique le désir de l’intraitable juge de Washington de saisir directement (et rapidement) la cour suprême.
Un procès politique ?
Mais la cour suprême pourra-t-elle accéder à la demande de Jackson ? En pratique, cela semble difficile : le juge suprême doit dire le droit, et ce afin de départager deux juridictions qui ne sont pas d’accord entre elles. Or, en l’espèce, une seule juridiction a pour l’instant statué.
En outre, ce serait aller contre la procédure normale qui prévoit que la cour suprême soit saisie après la cour d’appel. En 28 ans, un seul de ces courts-circuitages a eu lieu. Le juge suprême n’a pas non plus, a priori, à trancher sur le fond de l’affaire mais bien à contrôler la légalité de la décision du juge Jackson. Enfin, même saisi, le juge suprême peut tout bonnement renvoyer l’affaire en appel, où selon nombre d’analystes, Bill Gates pourrait voir la décision du 7 juin s’inverser. La majorité des juges de la cour d’appel sont en effet contre une application stricto sensu de lois antitrust qui datent de plus d’un siècle. Si les juges d‘appel donnaient gain de cause à Microsoft, ce serait une claque pour le juge Jackson, mais aussi pour le gouvernement américain, qui selon certains, pilote à distance le juge Jackson.
Une estocade sans effet ?
En cas de victoire de Bill Gates, Microsoft serait seulement contrainte (dans le meilleur des cas) à revoir sa politique de prix, qui surprotège certains constructeurs informatiques, et dans le pire des cas à rendre disponible l’accès au code source. En clair, à mettre à jour les plans de fabrication du système d’exploitation Windows.
Sans attendre l’issue de ce nouveau bras de fer, des représentants éminents de l’industrie informatique et néanmoins concurrents de Microsoft, jugent que l’estocade portée à Bill Gates n’est rien comparé à la lourde pression que continuera à faire peser Microsoft, même coupée en deux, sur leurs entreprises. Ce qui en dit long sur l’avance prise par la firme de Redmond.
"La décision du juge Jackson est une erreur historique"
Olivier Ezratty, directeur de la communication et du marketing Microsoft France
"Cela fait deux ans que nous avons une épée de Damoclès au-dessus de la tête." Cette phrase, Olivier Ezratty, le directeur de la communication et du marketing de Microsoft France ne cesse de la marteler. ...trangement, autant Bill Gates snobe superbement le risque de la scission de son entreprise en deux entités, autant, en France, on se montre nettement plus alarmiste. "Le démantèlement risque d’avoir des répercussions dramatiques sur notre activité" poursuit Olivier Ezratty. "On peut séparer les moyens "physiques" de production comme ce fut le cas lors de l’éclatement d’ATT. Mais nous qui travaillons sur des éléments plus virtuels, ce sont nos équipes que l’on ne peut séparer ! C’est là que cette décision aurait un impact désastreux : sur nos hommes, et sur nos clients."
"Une erreur historique"
Le juge Jackson ne trouve guère grâce aux yeux de Microsoft France "tant il s’est permis, regrette Ezratty, de définir de manière unilatérale ce que doit être l’Internet, alors que ce secteur est par nature en évolution constante." Selon lui, ce n’est pas le rôle d’un juge "de déterminer par exemple ce que doit ou non contenir un système d’exploitation comme Windows." C’est en cela que la décision du juge de Washington est "une erreur historique", que Bill Gates combattra "sur le fond" en faisant appel. "C’est une tentative de régulation sans précédent d’un secteur d’activité qui évolue sans cesse" ajoute le directeur de la communication de Microsoft France. Cherchant des exemples frappants, Olivier Ezratty explique : "c’est comme si un juge français avait interdit, il y a deux ans, à France Télécom de développer une activité Internet." Et d’ajouter : "On empêche tout simplement le numéro 1 d’aller de l’avant !" "Dans cette affaire, poursuit-il, Microsoft s’est retrouvé devant un tribunal d’exception." Et il va plus loin en dénonçant un procès "politique", "piloté et alimenté par nos concurrents".
"Feuilleton juridique"
Et lorsque l’on reproche à Bill Gates de vouloir "faire traîner les choses" à l’annonce de son intention de faire appel de la décision du juge, Olivier Ezratty se montre plus direct encore : "Mais nous n’avons pas envie que cela traîne ! Cela fait deux ans que nous vivons avec ce procès." La sérénité reste pourtant de mise quant à l’issue finale du feuilleton juridique : "Je ne crois pas que les juges en appel confirmeront cette décision." Avant de reconnaître que "dans ce procès, il est vrai que tout est possible..." Comme tout est effectivement possible dans cette dantesque affaire, le lendemain de l’annonce de la décision du juge Jackson, Joel Klein, ministre de la Justice adjoint en charge des questions antitrust, laissait clairement entendre que le gouvernement américain était prêt à discuter avec Bill Gates, arguant du fait qu’un "règlement à l’amiable" était toujours loisible. L’épée de Damoclès reprend un peu de hauteur.