Philippe Quéau est responsable des questions informatiques à l’Unesco. Très inquiet du durcissement de la propriété intellectuelle, il craint une mainmise des entreprises sur les concepts.
Philippe Queau
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Vous craignez que les brevets sur les logiciels aboutissent à un verrouillage des idées. Comment le glissement peut-il s’opérer ?
Deux systèmes de protection s’appliquent aujourd’hui aux logiciels : le droit d’auteur en Europe et le brevet aux ...tats-Unis et au Japon. Le droit d’auteur empêche la copie d’un ensemble d’instructions qui forment un programme. Le brevet est beaucoup plus fort et crée un monopole sur le type d’application créée avec le logiciel.
Or, dans la théorie de la propriété intellectuelle, ce ne sont pas les idées que l’on protège mais leur expression créative et matérielle. Toute l’ambiguïté du logiciel vient du fait que la distance entre l’idée et l’expression matérielle se réduit considérablement. Il y a environ 20 ou 30 façons d’écrire une application. Si vous les déposez toutes, vous mettez la main sur toutes les expressions de l’idée.
Vous avez un exemple ?
Le plus éclairant, à mon avis, c’est le procès entre Apple et Microsoft au sujet de la poubelle. Apple a accusé son concurrent de contrefaçon de brevet pour avoir mis le même "objet" sur le bureau de Windows. Si la poubelle du Macintosh avait été protégée par le système du droit d’auteur, il aurait été seulement impossible d’en copier le code source et le graphisme. Mais dans le cadre de son brevet, Apple a prétendu avoir les droits sur le concept de poubelle. En allant plus loin, on aurait pu imaginer dans ce cas la revendication de ce concept par l’...tat français au nom du préfet qui en a eu l’idée. On voit bien qu’une grande partie des brevets, sous couvert de la protection d’une activité prétendue inventive, vise à créer des monopoles juridiques totalement artificiels pour bloquer la concurrence.
Après tout, si les offices des brevets approuvent les demandes des éditeurs en estimant que les procédés présentent une nouveauté, pourquoi contester leur jugement ?
Ce que vous décrivez, c’est la théorie. La pratique n’a rien à voir. Prenez le dernier numéro de la Harvard Business Review. Il y est conseillé noir sur blanc aux entreprises de "construire un mur de brevets" pour se défendre contre la concurrence. C’est ce qu’a fait Dell en déposant pas moins de 42 brevets sur la manière de vendre des ordinateurs en ligne. Pour moi, il n’y a pas 40 façons différentes de vendre des ordinateurs sur Internet. En tout cas, ça a bloqué Compaq. Les institutions, de toute façon, ont intérêt à accorder un maximum de brevets puisque c’est de là qu’elles tirent leurs crédits. Mais elles emploient des personnes non-compétentes puisque les experts sont des juristes mais ne connaissent rien à la technique.
Pensez-vous que cette évolution soit irréversible ?
Tout est réversible. Mais je constate tout de même un durcissement continu de la propriété intellectuelle en faveur des grandes compagnies. La conséquence à terme est l’assèchement de la concurrence. Je pense qu’il y a une contradiction flagrante entre le mot d’ordre de la liberté de commerce et la floraison de barrières juridiques artificielles. Cette situation pose une question fondamentale : où est l’intérêt supérieur de la société ? Je reconnais que la réponse n’est pas évidente. Ce qui me gêne aujourd’hui, c’est que l’on donne cette réponse sans y avoir vraiment réfléchi. Des décisions sont prises alors que la discussion n’a pas eu lieu.