A première vue, Sean Boone est un "blogueur" parmi tant d’autres. Un lycéen de 17 ans, qui vit dans l’Idaho et raconte sa vie sur son site perso : ses virées avec ses copains, concerts de rock et exploits athlétiques... sous la forme d’un web log (blog, en abrégé ou journal de bord, en français : éditées avec des outils simples comme Blogger, ces "pages persos" sont réalisées par des internautes qui souhaitent s’exprimer en ligne sans se confronter aux problèmes techniques).
Mais comme cinq autres jeunes de 17 à 24 ans, Sean a été recruté en février par une agence de marketing de Dallas, Richards Interactive. Sa mission : recommander de temps en temps à ses lecteurs une nouvelle boisson à base de lait, Raging Cow, vendue par Dr. Pepper/Seven Up. Le plus naturellement possible. Et sans indiquer le chèque-cadeau de 300 $ et les produits gratuits reçus en échange.
Tollé dans la blogosphère
Cette nouvelle stratégie de marketing n’est pas du goût de tous. Dès la parution dans le magazine Newsweek d’un court article consacré à la question, début mars, blogs et forums de discussion se sont vite emplis de commentaires rageurs. "Si les blogueurs se laissent acheter, ils perdent toute crédibilité", s’indigne par exemple un internaute. Un site britannique est allé jusqu’à organiser un boycott en ligne de la campagne Raging Cow.
Car les blogs sont par définition des espaces de libre expression, exempts de toute ambition commerciale. Tout au plus y voit-on quelques liens publicitaires clairement identifiés comme tels et servant à financer l’hébergement du site.
Beaucoup estiment que ces tentatives de commercialisation sont vouées à l’échec. "Avec de nombreux membres et lecteurs prompts à détecter toute manipulation, la blogosphère résistera probablement à de tels efforts, prédit Glenn Reynolds, auteur d’un des blogs les plus lus aux Etats-Unis. Ceux qui participent à ce type de campagne seront probablement la risée des autres blogueurs."
Sean reconnaît avoir reçu beaucoup d’e-mails de protestation. "Mais, ce sont les bloggueurs plus âgés, de 30 ans et plus, qui ont mal réagi, ajoute-t-il. En général, les jeunes et les ados n’y voient aucun problème." Et les 18-24 ans constituent justement le coeur de cible.
Viral et sournois
La boisson au nom de vache a été lancée sur six marchés-tests aux États-Unis. Un lancement soutenu par des publicités sur le Web, à la radio et par des séances de dégustations. Difficile à ce stade d’évaluer l’impact des blogs. Mais d’après Todd Copilevitz, directeur de l’agence Richards Interactive, les six jeunes recrues "semblent avoir amené un nombre important de visiteurs au site ragingcow.com" (site publicitaire rédigé lui aussi sous forme de blog, soi-disant tenu par une vache ?).
"Les blogs intéressent beaucoup les professionnels du marketing, poursuit Todd Copilevitz. Car ils permettent d’observer les goûts et les habitudes des jeunes. Et peut-être aussi de s’adresser à une tranche d’âge souvent peu perméable aux campagnes publicitaires traditionnelles.
En septembre 2002, Richards Interactive a déjà distribué pour le compte de Nokia des téléphones portables à de jeunes blogueurs "influents", dont certains ont recommandé le produit sur leur site. D’après Todd Copilevitz, d’autres entreprises ciblant les jeunes envisagent de lancer des campagnes similaires.
Les six blogueurs recrutés ont été sélectionnés en raison de la popularité de leur site auprès de leur groupe d’âge. En cela, la campagne relève du "marketing viral" : l’objectif est d’allier le bouche-à-oreille traditionnel au pouvoir de diffusion des nouvelles technologies. Une tactique beaucoup moins coûteuse que le passage par des supports publicitaires traditionnels, mais plus risquée, car le message transmis peut facilement déraper.
La campagne est également un exemple de ce qu’on nomme "stealth" ou "undercover marketing" : un marketing "furtif", "sournois", ou comment faire de la publicité sans le dire.
Confusion des genres
À l’heure où les internautes sont de plus en plus indifférents aux publicités "pop-up" et aux bannières, les entreprises cherchent désespérément de nouvelles approches, observe Denise Garcia, analyste de la société d’études Gartner. "Il n’est donc pas étonnant que certains essaient de gommer la différence entre contenu éditorial et publicité."
Cette confusion des genres se rencontre fréquemment sur le web, ajoute-t-elle : "Certains sites pharmaceutiques publient par exemple des publicités en les faisant passer pour des articles de presse, ce qui nuit à la crédibilité du Web dans son ensemble."
L’association de consommateurs ConsumerWebWatch lutte contre cette tendance. "Toute campagne publicitaire qui refuse de se présenter comme telle est trompeuse et manipulatrice, affirme Beau Brendler, directeur de l’association. Et condamnée à l’échec, car les consommateurs ont une forte réaction de rejet lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont été manipulés."
En attendant, la controverse ne fait peut-être qu’accroître la notoriété de la boisson en question. Et Sean, qui espère travailler plus tard dans la publicité, n’hésite pas à déclarer : "Ça fera très bien sur mon CV, d’avoir participé à une campagne de marketing d’un tout nouveau genre."