Seule dotcom indépendante du top 10 français, la start-up a suivi scrupuleusement la recette du succès à l’américaine. Après son introduction en Bourse, elle rêve de devenir la M6 de demain. Quand on pèse au bas mot 1,5 milliard de francs, l’humour potache des débuts n’a plus cours...
Lorsqu’il débarque au bureau ce lundi matin, Michel Meyer affiche sa mine joviale coutumière. Chaussé
de tennis bleues, vêtu d’un polo orange, le patron et cofondateur de Multimania prend place à la table de réunion sur laquelle traînent pêle-mêle notes manuscrites, plaquettes publicitaires et détritus. Sa nonchalance dans la façon d’engager la conversation achèverait de faire passer ce rouquin de 28 ans pour un éternel étudiant. Mais l’apparente sérénité dissimule une réelle tension. Lorsque Michel Meyer connecte son ordinateur portable, le sourire laisse place à une moue prolongée. « Le marché n’est pas bon. L’action chute de 2,7 % », commente-t-il, contrarié. Cinq ans tout juste après le lancement de Multimania Production, le ton n’est plus à la rigolade. Chez Multimania, c’est le marché qui fait la loi.
Envolé, l’humour potache de The Virtual Baguette, l’ancêtre de Multimania. N’en déplaise à la presse people, Michel Meyer est le PDG très sérieux d’une entreprise de 120 salariés, valorisée 1,5 milliard de francs en Bourse. Et diriger cette entreprise n’a rien d’un petit boulot d’adolescent. Car, partie de presque rien, Multimania totalise plus de 500 000 membres, 1,3 million de visiteurs uniques (1) et navigue d’un mois sur l’autre entre la quatrième et la septième place de l’audience du Net hexagonal. Mieux, elle reste la seule vraie dotcom indépendante à ce niveau de la compétition, où les géants France Télécom, Vivendi et AOL trustent si souvent les premières places. Conséquence, malgré des pertes à faire frémir (41 millions de francs au premier semestre, pour un chiffre d’affaires de seulement 13 millions), Multimania suscite les convoitises. Les rumeurs de rachat se succèdent depuis la fin de l’été et les dirigeants de la start-up reconnaissent qu’ils discutent « avec tout le monde ». « Nous ne sommes pas farouchement attachés à notre indépendance », insinuent-ils ici ou là. Tout en rappelant, pour mieux brouiller les pistes, que le trésor de guerre de l’entreprise - 55 millions d’euros restant de l’introduction en Bourse en mars dernier - peut lui permettre de tenir jusqu’en 2003.
La Bourse, justement. Michel Meyer et Olivier Heckmann, le directeur « contenu et communauté », en ont rêvé depuis leur première rencontre. C’était en 1994, chez Ray Dream. Une start-up spécialisée dans la conception d’images de synthèse, plantée entre les locaux de Sun et l’université de Stanford, à Mountain View, dans la Silicon Valley. Michel Meyer - diplômé en mathématiques appliquées - y est développeur, Olivier Heckmann, un grand brun filiforme, chargé du marketing. « Nous y avons vécu au rythme des levées de fonds, raconte ce dernier. Ray Dream était dans une logique de start-up et de capital-risque, c’était tout nouveau pour nous. » À l’époque, Internet ne fait que balbutier. Yahoo ! et Netscape n’existent pas. Un courrier électronique annonce chaque matin la liste des nouveaux nés du Net, lequel compte à peine plus de 20 000 sites. « Lorsque nous avons vu débarquer les premiers navigateurs Mosaic, poursuit Olivier Heckmann, Michel et moi nous sommes dit que, plus qu’une technologie, un média était en train de naître. » « C’était clair : enrichir ce média nous permettrait de vendre de la publicité », conclut Michel Meyer.
La choucroute et les noisettes
Quelques séances de remue-méninges plus tard, les deux hommes créent The Virtual Baguette, site francophone « d’humour et de divertissement ». Puis reviennent en France. « Pour profiter de notre avance technologique, pour y ajouter la french touch, et pour retrouver la choucroute », explique Michel Meyer. Entre temps, Olivier Heckmann réunit déjà autour de lui une première équipe. Au développeur Michel Meyer, s’ajoutent le technicien Eric Robertson, le graphiste Nicolas Malherbe et le financier Yves Tuet. « J’étais à l’armée, raconte ce dernier. Olivier m’envoyait des articles de Wired en me disant “Il y a plein de trucs à faire, il faut monter une boîte.” À l’époque j’étais à mille lieues d’Internet. Je me souviens même avoir fait avec Olivier une étude sur le marché de la noisette en Allemagne, lorsque nous étions en école de commerce. C’est dire... » Tuet se laisse pourtant convaincre. Entassés dans un 30 m2 de la rue de Paradis à Paris, les cinq compères âgés de 23 ans en moyenne créent une société anonyme,
baptisée Multimania Production, avec 125 000 francs, en septembre 1995. « Dès le début, on savait qu’on voulait une grosse boîte, pour aller en Bourse », assure Michel Meyer. L’entreprise mise sur deux secteurs : la conception de sites et l’édition (The Virtual Baguette et, plus tard, les aventures de Ramon et Pedro). Olivier et Michel, les deux anciens de Ray Dream, jouent les locomotives. « Les autres essayaient de suivre », schématise Yves Tuet, qui tient alors les cordons de la bourse tout en produisant la moitié du contenu. Le rythme de travail devient démentiel, mais le plan des fondateurs prend forme : l’équipe lève 2,6 millions de francs en novembre 1996 auprès de Sofinnova Partners, fait rarissime à l’époque en France pour une entreprise du Web.
Loin de signer la réussite de Multimania, l’opération marque au contraire le début de la galère. « L’agence web ne fonctionnait pas et l’édition ne rapportait rien, résume Yves Tuet. Je ne savais pas comment nous payer et je nous ai vus plus d’une fois au bord du dépôt de bilan. Sofinnova nous prêtait de l’argent, on ne dormait quasiment pas, on ne prenait pas de vacances. Ça n’était pas l’Internet-strass, mais plutôt l’Internet-stress. » Michel Meyer prend alors le relais d’Olivier Heckmann au poste de patron. L’équipe, qui puise son inspiration dans une épaisse revue de presse quotidienne, apprend le rachat de l’américain Tripod - considéré comme un site de contenu - par le portail Lycos. À l’époque, le chat connaît un franc succès sur The Virtual Baguette. « Cette réussite, ajoutée à la nouvelle du rachat de Tripod, nous a donné l’idée du rapprochement avec Mygale », raconte Yves Tuet. En un après-midi à peine, Michel Meyer prend sa décision : il laisse tomber le métier de prestataire de services. Multimania négocie en souplesse son virage communautaire.
Commence alors un des épisodes controversés de l’entreprise. Frédric Cirera avait mis au point Mygale, le premier hébergeur gratuit à destination des associations et particuliers, dans le cadre d’un projet de maîtrise. « De notre côté, nous nous sommes rendus compte qu’il fallait trop de temps pour construire une technologie et recruter des abonnés », explique Michel Meyer. Olivier Heckmann rencontre Frédéric Cirera lors d’une conférence, fin février 1998. Celui-ci venait de créer la société Aspic. Les discussions ont duré trois ou quatre mois. Pour aboutir à la fusion entre Multimania Production et Aspic, en septembre 1998. L’opération provoque l’ire des usagers de Mygale, consternés d’assister au triomphe d’une vision commerciale du Web. « Sincèrement, seuls quelques centaines de membres ont râlé et comme ils avaient accès aux médias, ils ont fait un peu de bruit, analyse Olivier Heckmann. Il est vrai que le Net constituait une forme de lieu contestataire, presque anarchique et il y avait un attachement à certaines valeurs qui ont aujourd’hui disparu. Ce n’est d’ailleurs pas forcément une mauvaise chose, et je le dis sans dénigrement. » Exit donc l’esprit « libertaire ». La marque Multimania est lancée. Le site totalise 40 000 membres, emploie 15 salariés, lève 20 millions de francs auprès de Sofinnova et de la Financière des Cinq, s’enrichit de forums, pages persos, mail gratuit, annuaires...
Sur un air d’OPA
Paradoxalement, l’équipe perd alors trois de ses éléments. Le directeur artistique, Nicolas Malherbe, tout d’abord, veut retrouver le contact avec le papier. Eric Robertson, ensuite, prend la tangente pour une start-up basée à Boston. Yves Tuet, à l’époque directeur financier, s’avoue lui aussi dépassé par les événements. « Au début, je gérais des milliers de francs et chaque année, j’ajoutais un zéro. Lorsqu’on a atteint les dizaines de millions, je n’ai plus eu ni la compétence, ni même l’envie », confie-t-il. Il s’en retourne à ses études (mastère de management aéroportuaire) et passe la main à Philippe Lobet, un ancien du groupe MAAF Assurances. Sa mission, préparer une ultime levée de fonds (Paribas affaires industrielles et Intel), avant l’introduction en Bourse. Enfin. La paire Heckmann-Meyer touche au but. Première entreprise Internet « pure » à s’aventurer en terrain boursier français, Multimania fait une entrée en fanfare. C’était le 9 mars dernier, quelques heures avant le krach des valeurs technologiques. Depuis, c’est une dégringolade ininterrompue. En six mois, l’action perd plus de 80 % de sa valeur, de quoi aiguiser bien des appétits. Le cours de Bourse fluctue d’ailleurs au rythme des rumeurs d’OPA.
Excite, Altavista, France Télécom, Terra Networks... La liste des prétendants n’en finit pas. Pas très loquace de nature, Michel Meyer devient carrément muet dès qu’on évoque un éventuel rachat et assène inlassablement des « no comment » de sa voix haut perchée. Convoitée par quelques gros poissons, abhorrée par les nostalgiques de Mygale qui l’ont affublée du sobriquet « Multibanania », mal aimée des analystes, Multimania poursuit son chemin malgré tout. Meyer et Heckmann maintiennent le cap. Un partenariat de trois ans signé avec Real Networks doit faire de leur bébé un agrégat de chaînes thématiques, un des grands médias de demain. Trop francophone, Multimania ? « La langue française n’a jamais été un obstacle au développement de TF1 », rétorque Olivier Heckmann tout sourire. Le nom est lâché. Multimania se verrait donc en TF1 de demain. « Wanadoo étant déjà un TF1, nous serions plutôt une sorte de M6. Une petite société qui monte, qui monte... et qui fait des bénéfices », corrige Michel Meyer. De fait, le caractère communautaire s’efface inexorablement derrière les services marchands : Freelotto pour « gagner des millions », les partenariats commerciaux en guise de « télé-achat ». Et puis, pour vendre de la publicité, une audience « découpée en fines tranches de saucisson », comme l’expliquait Michel Meyer devant un parterre de financiers, quelques jours avant l’introduction en Bourse.
Brillante et créatrice d’emplois, Multimania ne risque-t-elle pas de se métamorphoser en simple piège à audience, au détriment du contenu ? « L’idée, c’était de sortir du schéma de l’artiste maudit : si je crée, je ne gagne pas d’argent, et inversement, se défend Michel Meyer. Nous avons un site qui crée des services, une équipe heureuse ; on a lancé la boîte avec 125 000 francs, elle vaut aujourd’hui un milliard et demi. C’est gratifiant, c’est un enrichissement personnel énormissime. » Yves Tuet, l’ancien directeur financier qui vient d’achever son mastère et cherche actuellement un emploi, affirme ne rien regretter : « À la différence de Virtual Baguette, Multimania est une affaire qui va rapporter, peut-être même beaucoup. Mais, en contrepartie, c’est très sérieux. L’idéal “amusant” des débuts s’est un peu perdu. Là, ils font une boîte, c’est moins rigolo. »
(1) Chiffres Media Metrix, août 2000