Expert américain en cryptographie, David Chaum a été couronné
roi de la monnaie virtuelle. Après avoir essuyé un premier échec avec Digicash, en 1998, ce fervent défenseur des libertés individuelles revient avec un nouveau projet de cash électronique. Et se rêve en père de la protection de la vie privée sur Internet.
« C’était incroyable : une armée de costumes noirs, des œuvres d’art, des majordomes, des salles à manger immenses, et un calme... » David Chaum rappelle avoir été invité dans les locaux d’une douzaine de banques centrales. Des ...tats-Unis à l’Europe en passant par l’Asie, le roi du cash électronique a goûté les fastes du cercle fermé des gardiens de la monnaie. « C’est à ce moment-là que vous comprenez où est le pouvoir », se souvient le souverain déchu. C’était au milieu des années 90. Docteur en science informatique et en gestion de Berkeley, Chaum est, depuis des années déjà, expert incontesté en cryptographie et fervent défenseur des libertés individuelles. Après avoir enseigné à New York et en Californie, il monte, à la fin des années 80, un groupe de recherche au Centre de mathématiques et d’informatique d’Amsterdam. Tout au long de sa carrière, il s’est employé à devenir « le père de toutes les technologies de protection de la vie privée, des e-mails aux logiciels de surf anonymes. » Et pour imposer ces outils au grand public, il décide de commencer par le plus dur : l’argent. Il ose tout avant tout le monde : ecash, première forme de liquide électronique en 1990, cyberbucks, première monnaie virtuelle et « First Digital Bank », en 1994. Après avoir émis des millions de cyberbucks, que 70 000 internautes ont dépensés dans des dizaines de sites marchands partenaires, l’ovni DigiCash attire l’attention de tous. Au sommet de sa gloire, le roi Chaum tente même l’impensable : « J’ai proposé à plusieurs pays de devenir un paradis de l’e-commerce en adoptant l’ecash comme monnaie nationale. » Bien sûr, aucun n’a accepté... Un rire un peu nerveux trahit le souvenir amer. Le prophète venu trop tôt n’a pas résisté à la pression qui pesait sur les épaules. Car Chaum incarnait à la fois le rêve des cypherpunks, la communauté des cryptographes libertaires, et celui de l’avant-garde du commerce électronique. La rancœur revient : « Les cypherpunks passaient leur temps à essayer de trouver des failles dans notre système et les sites marchands étaient trop occupés à essayer de faire décoller leur business. » Quant aux consommateurs, leur « conservatisme » en matière de finance a achevé de rendre la vie de DigiCash impossible. L’enfant prodige a déposé le bilan en novembre 1998, et revendu, 9 mois plus tard, ses 17 brevets à une société américaine.
Chaum a ensuite disparu de la scène médiatique et regardé la nouvelle génération occuper peu à peu le vide qu’il avait laissé. « Toute cette histoire est très ironique : ce sont ceux qui me critiquaient qui lancent, aujourd’hui, leurs propres systèmes de paiement électronique et leurs propres monnaies virtuelles. Nous avons un proverbe aux ...tats-Unis : ce sont les pionniers qui reçoivent toutes les flèches de l’ennemi. »
Rester discret
En nouveau martyr, l’ancien roi digère son échec à Los Angeles et prépare discrètement son retour. Assez riche pour pouvoir « vivre quelques années sans souci d’argent », l’hyperactif a plusieurs projets, dont « Chaum II » : « J’ai développé un nouveau type de ecash qui ne relève pas des anciens brevets de Digicash. Je ne peux pas en dire beaucoup, si ce n’est qu’il permet de construire un très beau système de monnaie virtuelle, qui protège encore mieux la vie privée. » Il entretient également quelques contacts privilégiés, notamment avec Jim Mc Coy, un autre cypherpunk qui vient de lancer, fin juillet dernier, MojoNation. Sur cet espèce de Napster décentralisé et crypté, les internautes échangent tous types de fichiers grâce à une monnaie virtuelle complètement anonyme. « C’est un projet très excitant et le parallèle avec Napster est pertinent. Il se pourrait que ce dernier ait joué le rôle du pionnier qui a pris toutes les flèches pour ouvrir la voie aux autres... MojoNation sera-t-il le prochain logiciel imparable sur le marché ? À mon sens, c’est bien possible. »
Chaum semble se plaire dans le rôle de conseiller de l’ombre. Il ne s’inquiète pas d’avoir un pied dans le seul projet de monnaie privée potentiellement capable d’agacer les gouvernements : « Il y a beaucoup trop de croissance économique en jeu pour que les autorités commencent à utiliser la manière forte contre les monnaies virtuelles. » Le nouveau Chaum a appris dans la chute et ne veut plus donner prise à la critique. Hanté par le souvenir des cypherpunks qui lui reprochaient ses brevets commerciaux sur l’ecash, il se veut aujourd’hui au-dessus de tout soupçon : « Je me rends compte qu’il était compliqué et un peu contradictoire de faire de l’argent en inventant des outils pour protéger la vie privée des gens. » Il a donc lancé Chiplock, un projet « uniquement commercial » qui exploite un de ses anciens hobbies : l’invention de bons vieux verrous du monde réel. Ces serrures version high-tech peuvent reconnaître différents types de clefs, entre autres propriétés « assez élégantes ».
Après les grandeurs de DigiCash, le retour à une activité plus terre à terre est « agréable », mais Chaum souhaite rester discret sur cette entreprise, qui dénoterait quelque peu dans la biographie d’un grand homme. « Ce n’est pas le genre de projet qui change la face du monde. » Fidèle à ses nouvelles résolutions, il a également annoncé, en août dernier, qu’il réfléchissait à « une sorte de pool de brevets libres de type GNU (licences ouvertes inventées par la fondation du logiciel libre) spécialisé dans le ecash et la finance ». Car il se sent investi d’un nouveau « devoir » : revoir toute l’économie de la protection de la vie privée sur Internet. « Je suis à mi-chemin dans mon travail de renouvellement total de tous ces outils », dit-il.
Après avoir été business man, Chaum se voit aujourd’hui en scientifique et rêve de réussir enfin ce qu’il n’a pas pu faire avec DigiCash. Quand on le questionne sur la portée politique de son travail, Chaum réfléchit puis énonce cette phrase qui sonne comme une oraison : « Disons seulement que mon parcours montre que je suis un penseur qui s’est intéressé à des enjeux importants pour la société. » Amen.•