Pas une révolution technologique sans que l’art ne s’en empare.... L’explosion des biotechnologies n’échappe pas à cette règle. À travers une série d’expos, une poignée de « bioartistes » tentent de digérer la révolution biotech. Leur chef de file : Eduardo Kac.
Tout commence par un lapin vert fluo. Eduardo Kac, un artiste brésilien vivant aux ...tats-Unis, est tombé amoureux de cet « individu merveilleux », qu’il a baptisé Alba. Génétiquement croisé avec une méduse dans les laboratoires de l’INRA (Institut national de recherche agronomique), il a la propriété d’avoir le bout des pattes, les oreilles et les yeux qui brillent si on l’éclaire à la lumière ultraviolette. C’est pour ce don « unique » que Kac a voulu en faire le centre d’une de ses œuvres, l’égérie de sa nouvelle passion : « l’Art transgénique ». Ce mouvement veut exploiter les possibilités des biotechnologies et de la génétique. Américains, portugais, australiens ou anglais, les « bioartistes » sont fiers d’avoir troqué l’atelier pour le labo et mettent eux-mêmes la main à la pâte. Ils appellent ça le « wet art », une pratique « humide » et concrète qui sent bon l’éprouvette.
Génétique oblige, le bioart naît dans un contexte pour le moins sensible. Quand Eduardo Kac se rend à l’INRA, au printemps dernier, pour convaincre les chercheurs de le laisser exposer Alba dans le cadre du festival Avignon numérique, ils sont « un peu surpris mais plutôt séduits » par sa démarche. Louis-Marie Houdebine, le chercheur qui développe ces lapins de couleur pour « utiliser leurs cellules comme de simples marqueurs dans des expériences génétiques », s’engage à expédier Alba dans la Cité des Papes pour fin juillet. Au dernier moment, pourtant, l’envoi est annulé. Le chercheur explique : « Le directeur de l’INRA a estimé qu’il valait mieux ne pas aller jusqu’au bout, vu le contexte actuel. Quand on voit que dans la presse, les OGM et la génétique, c’est Frankenstein et âneries sur âneries... » L’expo est annulée. Les organisateurs d’Avignon numérique réagissent immédiatement contre cette « décision injustifiable » et parlent de « censure déguisée ». Les médias s’en mêlent. L’art transgénique fait son entrée en France par « l’affaire du lapin vert », toujours en cours.
Les « poupées du souci »
Hors des conventions, le bioart change le travail des artistes au quotidien. Avant d’approcher le moindre microscope, les artistes doivent d’abord convaincre les scientifiques et apprendre à collaborer. Pour monter leurs étranges « poupées du souci », les australiens Oron Catts et Ionat Zurr ont dû s’installer, pendant un an, dans les services de recherche du Massachusets General Hospital à Boston. « Les poupées font partie de notre “Tissue Culture and Art Project”, qui consiste à utiliser la culture de tissus humains in vitro comme nouveau medium de création sculpturale », explique Oron. Après avoir observé pendant quelques mois les médecins développer les tissus organiques pour des greffes, ils ont pu travailler sans surveillance et, finalement, monter leur première expo. En septembre dernier, les sept poupées en vraie peau et évoquant, chacune, une peur humaine ont été présentées au festival d’avant garde technologique Ars Electronica, en Autriche. Pour gagner encore en efficacité, Catts et Zurr ont lancé, en mars 2000, SymbioticA, « un studio de recherche et de développement artistique », carrément installé dans le laboratoire d’anatomie d’une université australienne. SymbioticA accueille deux résidents depuis avril 2000 et devrait devenir plus actif au printemps prochain, quand Catts et Zurr rentrerons en Australie. Disposant des fonds nécessaires, leur « labo artistique » est désormais assuré de survivre. Ce n’est pas le cas de tous. Le bioart coûte cher et la petite communauté des artistes transgéniques a souvent recours au système D.
Ainsi, pour réaliser leurs « Portraits sur herbe génétiquement modifiée », le couple d’Anglais Acroyd et Harvey a profité d’un programme de recherche à but commercial. Ils se sont acoquinés avec des chercheurs qui, au Pays de Galles, développent la « stay green grass », un type d’herbe transgénique qui reste toujours verte et dont la commercialisation est prévue pour 2002. Heather Acroyd explique : « Nous avons découvert que, dans certaines conditions, cette herbe verdit en proportion de la lumière qu’elle reçoit. Il est donc possible d’obtenir tout un spectre de nuances, un peu comme sur du papier photographique noir et blanc. » Les scientifiques et les artistes ont trouvé un terrain d’entente et se sont alliés : « Nous avons gagné ensemble les 30 000 euros du “Art and science award” de L’Oréal en janvier 2000. » En 1997, ils avaient déjà été les premiers à recevoir la bourse « d’art scientifique » de la fondation du labo pharmaceutique Glaxxo Wellcome, qui a financé un an de leur travail. Les groupes privés commencent à comprendre que ces drôles de créateurs sont aussi un bon moyen de promo. Novartis, poids lourd des OGM, était, en 1999, l’un des sponsors du festival Ars Electronica, qui réunissait artistes et savants autour du thème de « Life science ». Drôle de mélange...
À trop vouloir faire comprendre la révolution biotechnologique en cours, les bioartistes s’exposent à l’incompréhension du public, voire à des réactions de rejet. C’est ce qui arrivé à Joe Davis, un artiste qui développe des « molécules artistiques » au MIT (Massachussets Institute of Technology). Le principe de son art : introduire dans des cellules vivantes des messages écrits ou des symboles graphiques, traduits en code ADN. En juin dernier, il a été violemment pris à partie lors d’une conférence qu’il donnait à Banff, au Canada. « Des écologistes et des fermiers bio assimilaient mes œuvres au problème de la mondialisation, du féminisme ou des trains de fret qui tuaient les ours dans le nord du pays... On se serait cru aux manifs contre l’OMC à Seattle ! » Face à ce genre de réactions, les bioartistes souffrent du syndrome de l’avant-garde incomprise. Joe Davis s’enthousiasme sur la portée symbolique de ses œuvres. Le public, lui, ne voit que des bactéries baignant dans un liquide. « Pour lire le message, il faut aller dans un laboratoire et déchiffrer le code ADN. À Ars Electronica, nous avions construit un labo pour que les gens voient par eux-mêmes et puissent nous poser des questions. »
La même année, lors du même festival, Marta de Menezes n’a rencontré un réel succès qu’auprès des enfants, ravis d’être entourés par ses étranges papillons. Elle a pourtant travaillé pendant des semaines dans un labo hollandais pour dessiner, par manipulation biologique, des motifs sur les ailes des insectes. La jeune peintre portugaise a orienté les dessins en perçant une à une les chrysalides avec une aiguille. « Même dans des disciplines très technologiques, comme la réalité virtuelle, on ne ressent pas le même besoin de comprendre comment les choses ont été fabriquées. Nous devons sans cesse expliquer notre façon de procéder », explique Marta de Menezes. Elle continue pourtant sur sa lancée et prépare actuellement un projet de « peinture cellulaire » avec un labo londonien. Sa nouvelle œuvre utilise la même technologie que les protéines fluorescentes d’Alba mais permet de choisir la couleur et l’emplacement des chromosomes.
Paranoïa des médias
L’Australienne Natalie Jeremijenko, artiste et chercheuse en science informatique au Center for Advanced Technology de l’université de New York, trouve que c’est justement parce qu’il oblige le public à réfléchir que le bioart est intéressant. « L’art est très précieux pour engager le dialogue sur des thèmes rarement abordés », résume-t-elle. Elle a récemment présenté six arbres clonés aux visiteurs de Paradise Now, une expo qui s’est tenue à New York du début septembre à la fin octobre. En « activiste », elle cherche à prouver que les explications que nous donne la génétique sont partiales : « Mes arbres ont tous le même code génétique et ont tous été élevés dans un environnement rigoureusement identique. Pourtant, les gens voient bien qu’ils ne sont pas tous exactement pareils. » Face au secret des labos privés et à la paranoïa des médias, le bioart devrait assumer seul le devoir d’éveiller le sens critique. « La grosse différence entre l’art et la science, c’est que les chercheurs ne sont jamais directement responsables devant le public, alors que les artistes sont beaucoup plus exposés. »
En épousant la biotechnologie, les artistes en deviennent, de fait, solidairement responsables. Et se doivent, dans leur pratique, d’amener des réponses aux questions éthiques qu’ils soulèvent. Quelle place dans le monde pour les « chimères », les « merveilleux » monstres dont rêve Edouardo Kac ? Quelle responsabilité pour l’artiste qui expérimente sur le vivant ? Tous invités au cours d’« Art et Biologie » que dirige Kac à la fac de Washington, les bioartistes se rencontrent dans des conférences, au MIT ou à Oxford. Tous gardent le contact par e-mails. Pour Joe Davis, leur « communauté ressemble un peu à celle des biologistes moléculaires, il y a quinze ans. » Au contact des scientifiques, elle en adopte les méthodes. « L’art d’aujourd’hui est comme la science, il nécessite de plus en plus de collaboration. Les artistes ont intérêt à rapidement se faire à cette idée. » Et Joe Davis d’annoncer la naissance d’un mouvement mondial et multidisciplinaire. Un réseau qui, comme à l’époque de la Renaissance, unirait scientifiques et artistes dans un même idéal de l’Honnête Homme. Génétiquement modifié ?