Avec la « personnalisation » des internautes, qui peut croire encore qu’Internet et les nouvelles technologies vont rendre le pouvoir au consommateur ?
Derrière les discours grandiloquents, débonnaires et technophiles des Jeff Bezos, Bill Gates et autres Larry Ellison, l’antienne du « renard libre dans le poulailler libre » semble plus que jamais de rigueur. Paul Rachal, développeur de logiciels bancaires pour la SSII Unisys, fait preuve d’une sincérité éclairante lorsqu’il avoue : « La notion de client roi n’est plus de rigueur. Maintenant on se préoccupe plutôt de ce que la compagnie peut offrir, en fonction de la valeur du client. Tous les clients n’ont pas été créés égaux. » (Business Week, avril 2000).
Concrètement, sur le Web, que peut bien vouloir dire « offrir quelque chose en fonction de la valeur du client » ? D’abord, il s’agit de connaître le client le mieux possible pour pouvoir quantifier sa valeur. Ce profilage est établi en fonction des renseignements qu’aura bien voulu donner le client (âge, adresse, goûts personnels, etc.), mais aussi à partir d’informations glanées à son insu lors de ses surfs, de ses précédents achats et par recoupement de fichiers le concernant (voir « Souriez, vous êtes tracés ! » dans Transfert n°7). On comprend que les marchands aient hâte de transformer ces informations déjà disponibles en plus-value commerciale. Reste à savoir comment...
À la tête du client
Les commerçants ont toujours essayé d’ajuster et de faire évoluer leurs prix en fonction de la sacro-sainte loi de l’offre et la demande. Toutefois, pour des raisons autant techniques (l’étiquetage et la mise en étalage) que légales, ces variations tarifaires ne pouvaient se faire qu’avec une grande inertie et sans discrimination parmi les clients. On ne pouvait pas changer toutes les heures l’étiquetage des prix en boutique, encore moins le changer en fonction du client concerné ; et de toute façon c’était interdit. Dans le commerce électronique, avec la « personnalisation », l’internaute a accès à une vitrine privée dans laquelle lui sont proposés des produits d’une qualité et d’un prix en rapport avec son profil, ce qu’il est sensé être le plus désireux de retrouver. Tout devient possible ! Mais, derrière l’illusion du « à la carte » prédigéré, se cachent en fait deux pratiques peu recommandables : la vente et la tarification à la tête du client.
À l’été 2000, Amazon a fait scandale lorsque plusieurs de ses clients se sont aperçus qu’on leur avait proposé des tarifs différents pour le même DVD : l’intégrale d’une saison X-Files était vendue entre 80 et 100 dollars suivant le compte et le navigateur utilisé. Amazon a assuré qu’il ne s’agissait que d’un test de réactivité à la tarification, que la fixation des prix était totalement aléatoire et que les clients lésés pouvaient se faire rembourser la différence de prix... Bref, un ballon d’essai, mais qui montre surtout que, lors de la prochaine étape, le marchand connectera son module de tarification à la base de données renfermant les informations sur ses clients.
Apartheid commercial
La possibilité d’ajuster instantanément un tarif à l’offre, à la demande et aux variations monétaires est un des avantages de l’e-commerce. Erik Brynjolfsson, chercheur au Massachussets Institut of Technology (MIT), a constaté que, dans les commerces en ligne, la variation des tarifs est beaucoup plus fine et réactive que dans les commerces traditionnels : là où l’hypermarché fixe ses prix au dollar près, la boutique en ligne le fait au cents près. L’exemple d’Amazon montre que, techniquement, rien n’empêche que ces variations d’un jour à l’autre deviennent des variations d’un client à l’autre. N’importe quel webmaster peut savoir de quel site proviennent les internautes. Par exemple, si, après être passé sur un site de comparaison de prix à la recherche du dernier Madonna, vous allez sur le site d’Amazon, celui-ci vous proposera un meilleur prix. En revanche, si votre fiche client, croisée avec la météo, montre que votre région a été dévastée par une terrible tempête, votre vendeur en ligne vous proposera des antennes télé au prix maximum. Pour Erik Brynjolfsson, « cela va apporter plus de pouvoir au vendeur qu’à l’acheteur ». Cette personnalisation « intelligente » pourrait s’avérer plus ségrégative. Une étude de Forrester Research, publiée en juin, cite cet exemple de tri sélectif : « Un adolescent profilé comme appartenant à une minorité défavorisée se verra proposer un contenu abrutissant, parce qu’il est jugé sociologiquement “ peu sophistiqué ”, et des prix moins intéressants pour les produits en ligne parce qu’il est peu probable qu’il soit un client CSP++ récurrent. » On appelle ça le weblining, en référence au redlining pratiqué par les banques pour se débarrasser des clients peu rentables.
Et même si ce genre d’apartheid commercial n’a pas encore été officiellement constaté en ligne, on relève de plus en plus de dérives, toujours présentées comme des tentatives pour améliorer « le confort » du client. On a déjà entendu ça à propos de Windows... Toutes ces « personnalisations » se basent sur des algorithmes transparents à l’utilisateur. Or, en informatique, « transparent » veut dire opaque : non seulement l’utilisateur ne contrôle pas ce qui se passe, mais ne sait même pas ce qui se passe. Le marchand, en contrôlant l’info et les moyens de la traiter, est à nouveau maître du jeu. Le client n’est plus seulement un pigeon, c’est un pigeon bagué...