Depuis deux ans, dans la banlieue lilloise, une société de tri de déchets développe un logiciel de formation accessible aux illettrés. Mise en page simplissime, priorité au son et à l’image... Derrière cette idée généreuse, le risque de créer un univers où il serait inutile de savoir lire et écrire.
Le tapis du verre a commencé sa course. Les bouteilles défilent : il faut trier ce qui peut être revendu et ce qui n’est pas recyclable. Vite. Le tapis ne supporte guère les hésitations. Il y a le bruit du verre qui tombe dans les caisses, l’odeur qui prend à la gorge. Les mains s’activent. Clément est énorme, mais ses gestes sont sûrs et maîtrisés. Il porte une blouse grise, de grosses lunettes et des bouchons jaunes coincés dans ses oreilles. Six ans qu’il travaille chez Triselec, la plus importante société de tri de déchets, installée à Halluin dans la banlieue lilloise. Des bâtiments allongés, bleus, rouges, plantés au milieu d’une campagne plate. Jusqu’à vendredi, l’horaire sera immuable : 05 h 30-13 h 30. La semaine prochaine, 13 h 30-21 h 30. Clément a 39 ans, ne sait ni lire ni écrire. L’été dernier, il a suivi une formation d’informatique dans les bâtiments rouges, ceux de l’administration, les bleus étant réservés aux chaînes de tri. Clément a appris à manier la souris et à se servir de Paintshop, un logiciel de traitement et de retouches de photo.
Ici, près de 140 000 francs ont été investis depuis deux ans pour mettre en place des outils de formation accessibles aux illettrés. À l’origine de ce projet, Patrick Vandamme, directeur des ressources humaines (DRH) de Triselec. L’homme, barbu et ventru, reçoit dans un bureau vert où s’alignent des trouvailles échouées sur les chaînes de tri d’ordures. À côté d’une étrange bouteille à double goulot, un E.T. pointe son doigt vers un poème chinois punaisé au mur...
Patrick Vandamme défend sa vision : « Le multimédia est au cœur de notre dispositif de formation et nous avons tout mis en œuvre pour ne pas exclure des personnes maîtrisant mal l’écriture. » Il faut dire que la structure même de Triselec est assez particulière. Cette société d’économie mixte compte près de 130 ouvriers en situation de requalification, CES (Contrat emploi solidarité) ou CEC (Contrat emploi consolidé), sur 180 employés. Près de 8 % des salariés sont illettrés. « Les nouvelles technologies sont omniprésentes dans notre vie quotidienne, s’enflamme le DRH. On ne peut pas en exclure des gens déjà marginalisés. »
Quelques secondes pour trier les déchets
Loin de remédier à cet analphabétisme, l’idée est donc bien d’adapter les outils à cette situation. Le logiciel de formation au tri de déchets, logiquement baptisé Apprend-Tri, a été conçu dans cet esprit. Une mise en page simple, la priorité à l’image et des textes que l’on peut écouter en cliquant sur l’icône « haut-parleur ». Responsable informatique, Alain Merveille est l’un des concepteurs de ce logiciel : « Au début, je voulais éviter à tout prix le texte, mais des spécialistes de l’illettrisme m’ont expliqué qu’il ne fallait surtout pas exclure l’écriture. Bien au contraire. »
Donc, 2 000 bouteilles, morceaux de plastique et bouts de papier, cartons ondulés ou aluminium ont été photographiés. Sur l’écran, tout ce bric-à-brac défile sur un tapis. L’opérateur dispose de quelques secondes pour les trier. « PVC », « PE-HD », « indésirable »... Il s’agit de maîtriser les sigles et ne pas se mélanger les pinceaux. Chaque nouvelle recrue passe devant l’écran pour deux heures de formation assurées par un tuteur. Jean-Claude distille ses cours depuis deux ans : « Ce logiciel nous a facilité la tâche. Tous les ouvriers, quel que soit leur niveau, peuvent l’utiliser. » Dans la foulée, un système de sonorisation des textes internet est en projet.
L’intention est louable, avec un risque : créer un univers où il ne serait plus utile de savoir lire et écrire. Patrick Vandamme s’attendait à la remarque, il secoue la tête et soutient son concept : « Je fais un pari. Le pari d’attiser l’appétence et de leur donner l’envie d’aller plus loin. » Mais a-t-on encore de l’« appétence » pour la lecture quand on passe six heures par jour les mains dans les ordures ? Dans la salle multimédia de Triselec - quelques ordinateurs alignés devant une grande baie vitrée -, Alain Merveille, le formateur, choisit des mots plus simples : « J’ai utilisé Paintshop pour initier les illetrés à l’ordinateur. Et surtout pour les valoriser en leur faisant réaliser quelque chose. » Ce quelque chose est une représentation de l’usine, minutieuse et détaillée. « Grâce à ce type de travail, on peut déceler chez eux des qualités que l’on ne soupçonnait pas : un sens du détail et une précision hallucinants. »
« C’est toujours la même rengaine »
Clément, lui, ne raconte pas la même histoire. Pas vraiment disert sur cette expérience, il dit juste que c’était pas mal mais que depuis, plus rien. L’homme s’exprime difficilement, marche doucement, gêné par sa corpulence. Son illettrisme ? Il en parle sans honte, mais avec un sentiment de frustration doublé d’un peu de rage. « C’est pour ça que je ne trouve pas de travail mieux. » Il n’est jamais allé à l’école, sa mère travaillait sur les péniches et « ça coûtait trop cher de m’envoyer en classe ». Clément parle de la fatigue, des jambes engourdies, de ce verre acéré qui vous coupe les mains. Mais aussi d’un stage d’écriture inachevé. « Ici aussi, j’ai demandé, mais ce n’est pas pour tout de suite. » Alors Clément attend. Et pense qu’il y a des gens moins bien lotis que lui. Ça l’aide à tenir. Quand il ne travaille pas, il se balade en moto et fait le ménage dans la maison qu’il partage en célibataire avec son frère aîné. Dans leur salon, des femmes nues se disputent les murs. Clément aimerait bien en trouver une, une vraie, « se caser, ça c’est important ». Silence.
Bruno, un autre ouvrier, est moins prolixe mais exprime le même ras-le-bol. Bien sûr, le stage informatique lui a plu. « L’ordinateur, on voit ça qu’à la télé. Alors c’était bien. » Mais il a presque oublié et, depuis, il n’a plus mis les pieds dans l’espace multimédia. Bruno pense surtout à partir. « J’ai horreur de travailler ici. C’est toujours la même rengaine. » Il fait la même réflexion que Clément : « C’est sûr que si je savais lire, j’aurais un métier mieux que ça. »
Patrick Vandamme en est conscient : « Il faut savoir que nous sommes les premiers à réfléchir sur l’illettrisme et la formation professionnelle. » Avec son équipe, cet humaniste convaincu développe un projet d’alphabétisation pour le début de l’année prochaine. Sous forme d’apprentissage à distance en liaison avec le CUEEP (Centre université économie éducation permanente) et en dehors des heures de travail. L’année dernière, la direction a proposé à Laoussim un cursus d’alphabétisation au CUEEP de Tourcoing. Le jeune homme de 23 ans n’a pas tenu six mois. « Après le boulot, c’était trop fatigant. J’ai fini par laisser tomber. Le CUEEP, c’est intéressant pour quelqu’un de disponible et sans problèmes. » Certes, des cours sur place via le Net représentent une voie possible, mais pas la panacée. Les ouvriers ne savent pas s’ils auront le courage de s’y mettre, de lâcher les gants pour rejoindre l’écran. Alors que de simples images ont suffi à leur formation...