Depuis l’affaire Yahoo !, en mai dernier, l’idée d’établir des frontières juridiques sur la Toile fait son chemin. Signature électronique, passeport virtuel pour chaque utilisateur, création d’un « forum des droits de l’Internet »... Les idées ne manquent pas. Reste à faire dialoguer des acteurs aux intérêts aussi divergents que les ...tats, les entreprises et les citoyens.
Compléments
du magazine N°8
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Le 12 avril dernier, la LICRA (Ligue contre le racisme et l’antisémitisme) et l’UEJF (Union des étudiants juifs de France), rejoints ensuite par le MRAP (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix), ont assigné Yahoo ! en justice pour tenter de faire interdire la vente d’objets nazis sur son site d’enchères. Le commerce de ces reliques est interdit en France, mais pas aux ...tats-Unis. Le 22 mai, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris, Jean-Jacques Gomez (lire interview page 77) a demandé à Yahoo ! d’empêcher l’accès du site d’enchères aux internautes français. Mais comment trouver les moyens techniques pour y parvenir ? Les Américains ne proposant aucune solution, le juge a fait appel à des consultants « impartiaux ». Ils diront le 6 novembre si des solutions techniques existent. Restera à faire appliquer la sanction qui pourra en découler. Et à compter sur la bonne volonté de la justice américaine pour la faire exécuter.
Quels sont les enjeux
de l’affaire Yahoo ! ?
On pense que l’affaire Yahoo ! met face à face l’exploitant d’un site d’enchères américain et des associations françaises de lutte contre le racisme. On s’aperçoit, en fait, qu’elle confronte deux continents, l’Europe et l’Amérique, dans un débat de droit, de morale et de société. Internet est universel, et il s’accommode mal des plaies particulières : sur le Vieux continent, les traces de la guerre peuplent encore la mémoire de ses témoins survivants. Aux ...tats-Unis, la liberté fait office de pensée, et le premier amendement de la constitution américaine garantit à chacun le droit de s’exprimer librement. Qu’on se retrouve aujourd’hui, démocratie contre démocratie, à ferrailler entre des visions différentes de la liberté d’expression, est une chose. Mais qu’une décision de justice française vienne un jour à inspirer des dictatures qui, au nom d’une spécificité culturelle hypocritement revendiquée, en profiteraient pour boucler l’accès au Web... Ce serait une autre histoire. Un débat sans fin.
Les lois nationales suffisent-elles à cadrer Internet ?
Internet est le point de convergence de toutes les législations nationales. Lorsqu’une infraction de contenu est commise sur le Réseau, elle se diffuse de manière extensive. « Alors que tout Internet est visible partout, il faudrait organiser des poursuites selon les législations de chacun des pays qui y a accès ? », s’interroge Sébastien Canevet, professeur de droit à l’université de Poitiers. Si la plupart des pays démocratiques s’accordent sur la répression de ce qui est obscène, haineux et de ce qui porte atteinte à la réputation ou la vie privée, tous n’y appliquent pas les mêmes sanctions. La justice est donc contrainte d’agir au cas par cas dans un environnement juridique pour le moins incertain, même si dans un certain nombre de pays, des contentieux proches de celui qui concerne Yahoo ! aujourd’hui ont déjà été tranchés.
Ainsi, en Allemagne, l’affaire CompuServe, qui a défrayé la chronique en 1997, s’est finalement terminée par un non-lieu en 1999. Le patron de la branche allemande de la société avait été condamné, en première instance, à deux ans de prison avec sursis pour diffusion de contenu pédophile et violent sur des newsgroups américains. « Cette condamnation affirmait la volonté qu’Internet soit contrôlé au niveau national », analyse Ulrich Sieber, professeur de droit à l’université de Wurtzbourg (Allemagne) et expert européen. Selon lui, le non-lieu final met en lumière « l’échec de solutions nationales destinées à protéger l’Allemagne de contenus étrangers pernicieux ».
En France, le 24 mai dernier, la société américaine N@rt a ainsi été condamnée à un franc de dommages et intérêts pour avoir violé la loi française, en organisant des enchères sur son site, entre novembre et décembre 1999 : le monopole consenti aux commissaires-priseurs s’en trouvait attaqué. Ce dernier a finalement disparu au mois de juillet dernier.
Enfin, aux ...tats-Unis, la justice a récemment épinglé le propriétaire d’un site de paris en ligne (inter-
dits dans ce pays) émettant depuis l’île d’Antigua, dans les Caraïbes.
Les juristes spécialisés sont d’accord sur une seule chose : tout cela est loin d’être simple. Faute d’un cadre juridique mondial, doit-on se résigner au flou qui prévaut aujourd’hui ? « Si un site africain faisait l’apologie de la polygamie, faudrait-il le poursuivre en France parce que les lois de la République la réprouvent ? », s’amuse Sébastien Canevet. La localisation hors du territoire national de l’auteur d’un trouble doit-elle pour autant lui permettre d’échapper à tout engagement de sa responsabilité ? Conseiller d’...tat chargée, en 1998, d’un rapport général sur Internet, Isabelle Falque-Pierrotin pense qu’il faudra peut-être envisager un jour que les internautes « se connectent à leurs risques et périls lorsqu’ils iront sur des sites qui ne sont pas censés s’adresser au bassin de population dont ils font partie ».
Des frontières
sur le Réseau ?
« Avec le Net, c’est la première fois que l’on peut être dans deux endroits en même temps », rappelle l’Américain Lawrence Lessig, avocat et professeur de droit à l’université de Standford, auteur d’un livre sur la régulation de l’Internet. La tentation de rétablir, sur le Réseau, des frontières géographiques et juridiques est donc grande. Deux écueils peuvent y faire obstacle : la technique et la bonne volonté de ceux qui seraient chargés de les mettre en œuvre. Car, pour le reste, on connaît d’ores et déjà la façon de les matérialiser. Le principe : permettre à chaque pays de détecter l’origine géographique des messages émis. Les moyens : la signature électronique, adjointe à un « passeport virtuel » attribué à chaque internaute visiteur. Ce certificat d’identité numérique classerait les internautes par nationalités et leur permettrait d’accéder ou non à des contenus approuvés par leur pays de résidence. Pour ce faire, il faudrait équiper tous les sites d’un système contrôlant la nationalité de ses visiteurs et, plus délicat, recueillir l’accord des principaux acteurs du Web sur la mise en œuvre du dispositif...
Pour Lawrence Lessig, cet outil conserve tout de même de grandes chances de voir le jour. Selon lui, les gouvernements, bien sûr, ne l’imposeront pas directement mais ils s’allieront avec le secteur commercial pour rendre son usage indispensable. Il juge ainsi possible la création d’une « frontiérisation » de l’lnternet, ou « zoning », les ...tats ayant intérêt à barrer l’entrée de leur territoire virtuel aux internautes non autorisés à s’y rendre par leurs autorités nationales, au nom d’un principe de réciprocité.
Cette perspective fait grincer des dents. Elle aurait pour seul avantage de rassurer les différents pays sur la pérennité du plein exercice de leur souveraineté : celle-ci se trouve menacée par les conflits de règles juridiques qui s’expriment aujourd’hui dans l’univers chahuté du Net, puisque les ...tats ne sont plus sûrs que leur droit y soit préservé. « Il y a des frontières sur le Réseau qui ne sont plus celles de l’...tat et il est donc nécessaire de concevoir autrement les règles de droit, puisque Internet contribue à dissoudre les repères spatiaux sur lesquels se fonde généralement la norme juridique », explique ainsi le canadien Pierre Trudel, professeur de droit et membre de l’équipe de recherche en droit du cyberespace à l’université de Montréal.
Existe-t-il d’autres solutions ?
Un modèle français, peut-être ? Celui que le gouvernement Jospin a mis sur les rails est participatif, mixte, bref une troisième voie bien de chez nous. Il émane d’un rapport rendu au mois de juin dernier par l’ex-député (PS) Christian Paul, devenu entre-temps secrétaire d’...tat à l’Outre-mer. Il y préconise la création d’un « forum des droits de l’Internet », au sein duquel dialogueraient les autorités, les entreprises et les internautes, afin de régler des problèmes auxquels le droit ne parvient pas à répondre. Cette « co-régulation », à mi-chemin entre la pure régulation d’...tat et l’autorégulation par les acteurs de l’Internet, est-elle crédible au-delà des frontières ?
D’aucuns le pensent, comme Isabelle Falque Pierrotin. « Le Réseau est un univers libre où l’application de sanctions est très difficile. Il faut donc inverser les solutions et proposer des mesures incitatives. » L’éventail est large, des incitations financières à l’établissement de labels ou de chartes. Mais le succès d’initiatives de ce type tient tout entier dans une seule question : pourra-t-on faire « dialoguer » équitablement des parties aux intérêts aussi divergents que les entreprises et les citoyens ? Selon la justice, tout le monde à intérêt à ce que les différents acteurs et les ...tats se rencontrent. Sinon ? « Sinon, les seuls acteurs qui garderont une souveraineté par-delà les frontières seront les multinationales. » Et cela, aucun gouvernement, ni aucun citoyen, ne pourrait le souhaiter.•
Bibliographie
Code and other laws of cyberspace, Lawrence Lessig, Basic books (...tats-Unis), 1999
Le droit du cyberespace, Pierre Trudel, Thémis, 1997
Internet et les réseaux numériques, La documentation française, 1998
Du droit et des libertés sur l’Internet, rapport de Christian Paul, La documentation française, 2000