Directeur du laboratoire de recherche et professeur à l’Institut international du multimédia, au Pôle universitaire Léonard de Vinci, Jean-Claude Heudin est spécialiste de la vie artificielle.
Auteur de L’évolution au bord du chaos, il appartient à une communauté de chercheurs qui inventent des mondes parallèles peuplés de créatures virtuelles. Et c’est tout sauf un jeu
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Vous êtes spécialiste des mondes virtuels. Mais c’est quoi exactement, un monde virtuel ? Un simple décor ?
Il ne faut pas confondre monde virtuel et réalité virtuelle. Cette dernière est une simple expérience d’immersion sensorielle, souvent visuelle d’ailleurs, qui impose l’utilisation de périphériques (casques, capteurs de pression, systèmes à retour de force). Cela crée une impression de réalisme, mais les « objets » n’existent que dans la mesure où l’utilisateur les voit. Dans un monde virtuel (comme dans le monde réel), les objets existent même si on ne les voit pas. Ils ont des caractéristiques structurelles et comportementales propres et interagissent les uns avec les autres. La définition de ces caractéristiques et leur réalisation logicielle relève d’un domaine de recherche assez récent : la vie artificielle. Dans un futur proche, en combinant les systèmes biologiques artificiels et le savoir-faire en matière de réalité virtuelle, nous pourrons créer de véritables mondes virtuels... et attrayants.
Mais pour quelles applications autres que le jeu ?
Pour l’instant, l’industrie du jeu est clairement le champ d’action le plus lucratif des mondes virtuels. Récemment, nous avons par exemple participé à l’élaboration d’un jeu de course dans lequel les voitures ont un comportement autonome et imprévisible. Toutefois, hormis de rares tentatives, les mondes ludiques demeurent assez pauvres. Ils n’intègrent que la gravité, une gestion sommaire des collisions et peu d’interactions entre les objets. Et les mondes virtuels « de communauté », comme le Deuxième Monde de Canal Plus, manquent encore singulièrement de « vie ». Mais le jeu n’est pas tout. Les mondes virtuels ne remplaceront sans doute pas le Web mais, grâce à l’amélioration des machines et des réseaux, nous aurons un jour accès à des expositions, des conférences et des salles de ventes virtuelles. Enfin, les mondes virtuels permettent d’effectuer des simulations écologiques inimaginables il y a une quinzaine d’années. On a mis un terme à certaines polémiques ayant trait aux mécanismes de l’évolution des espèces, en simulant plusieurs générations de créatures artificielles.
Existe-t-il un rapport entre vie artificielle et intelligence artificielle (IA) ?
La vie artificielle est une évolution de l’intelligence artificielle. Avec l’IA, on a plus ou moins essayé de simuler les fonctions supérieures du cerveau. Cependant, les spécialistes qui, dans les années quatre-vingts, s’intéressaient à des processus cognitifs de haut niveau comme le langage ou le raisonnement, ont, semble-t-il, oublié que le cerveau est un organe biologique ; il sert un organisme biologique dans un écosystème donné. Il ne peut donc pas être imité isolément.
Certains se sont alors demandés si, plutôt que de tenter de simuler des systèmes très complexes, on ne ferait pas mieux de s’attacher à mieux décrire des comportements simples mais plus facilement modélisables. En gros, plutôt que d’essayer de reconstruire une fourmilière brin à brin à partir d’une série de photos, il serait plus judicieux de s’attacher à simuler les fourmis : probablement finiront-elles par construire la fourmilière. C’est dans ce contexte que, en 1987, Christopher Langton a introduit la notion de vie artificielle lors d’une conférence à Los Alamos. Et malgré la révolution conceptuelle qu’il impliquait, ce paradigme a rapidement trouvé des partisans dans la communauté de l’IA.
Mais la vie peut-elle vraiment être imitée ?
Tout à fait car, malgré les apparences, la vie n’est pas un système totalement chaotique. Pour moi, l’évolution n’est possible que dans des univers à la frontière entre mondes ordonnés (qui mémorisent l’information, mais n’en créent pas) et mondes chaotiques (qui créent sans cesse de l’info, mais ne la mémorisent pas). Les chimistes appellent cette frontière la « transition de phase ». La nature, régie par des lois physico-chimiques constantes et une évolution génétique aléatoire, utiliserait donc l’ADN comme système de calcul pour se maintenir à cette transition. La vie artificielle repose sur des règles identiques : nous essayons de créer un substrat commandé par de l’« ADN » artificiel et nous assistons alors à l’émergence de phénomènes « vivants ».
Au-delà de la création de « créatures », quelle est la portée de la vie artificielle ?
La vie artificielle est un phénomène théorique qui dépasse largement le cadre de la biologie organique. La Bourse, avec ses agents (les investisseurs) individuellement rationnels et son évolution indiciaire chaotique, est typiquement un monde modélisable grâce à la vie artificielle. C’est également le cas de la circulation routière, des mouvements de foule, des bancs de poissons... En ce moment, nous travaillons à la mise au point d’un système de prédiction des variations boursières, basé notamment sur la sélection naturelle des bonnes et des mauvaises valeurs. S’il fonctionne correctement, comme nous l’espérons, nous le mettrons en ligne sur notre site. •
L’évolution au bord du chaos, éditions Hermès, 175 F